lundi 25 février 2008

Figlia! A tal nome...


Simon Boccanegra de Verdi est un opéra sur la famille, la généalogie, l'héritage problématique des anciennes rancœurs qui opposent plébéiens et patriciens, Guelfes et Gibelins, ou encore Fiesco et cet étranger, ce corsaire sans foi ni loi qu'est à ses yeux Boccanegra, coupable d'avoir séduit sa fille. Et à la famille nul n'échappe, puisqu'en même temps que la vie, chacun reçoit sa part d'un douloureux secret dont la révélation partielle, ou tragiquement retardée, conduit à leur perte les êtres les plus sincèrement épris de liberté, de justice et d'amour: pas de recommencement possible dans un monde où tout est toujours joué d'avance, et où se transmet de génération en génération, avec une régularité implacable, le fardeau d'un passé trop lourd pour les épaules des vivants. Pourtant, cet opéra est peuplé d'orphelins: Boccanegra, le corsaire condamné à pleurer l'épouse qu'il n'a jamais eue, sa fille Maria, réfugiée depuis l'enfance derrière le masque d'une identité d'emprunt, son fiancé Adorno qui, à tort, se croit trahi par elle, ou le vieux Fiesco à qui le sort ôte coup sur coup son enfant et sa petite-fille. Les rapports familiaux sont ici la figure privilégiée de la fatalité, et pourtant chacun se croit seul jusqu'à preuve du contraire: dans cet opéra, il n'y a de conscience de la parenté qu'issue d'une rencontre de hasard, et Boccanegra ne reconnaît sa fille bien-aimée, perdue depuis vingt-cinq ans, qu'au détour d'une conversation à bâtons rompus. Pas d'intimité plus grande ni plus tendre que celle qui unit aussitôt ces deux êtres, la merveilleuse musique de Verdi le souligne sans équivoque; mais le miracle de cette affection filiale née en un instant d'une parole échangée frappe par sa fragilité et par son infinie étrangeté: ce sont deux inconnus qui se découvrent ici père et fille, et chacun retrouve en l'autre ce qui lui est le plus proche sous l'aspect de l'infiniment lointain. C'est bien sûr ce paradoxe qui fait tout le prix de leurs retrouvailles; car aimer n'est peut-être rien d'autre que cela: recevoir de l'autre ce qui me manquait pour être enfin moi-même, tout en gardant conscience qu'entre moi et l'être aimé s'ouvre un abîme sans lequel ce qui s'échange ainsi n'aurait peut-être pas autant de valeur. J'y pensais ces jours-ci en écoutant cet opéra de Verdi dans une ville lointaine dont j'ai gardé de troublants souvenirs d'enfance, avec C. que je ne connais que depuis un mois. Quelle étrange chose que la vie qui nous fait recevoir de quasi-étrangers le cadeau que nous attendions depuis toujours; et quelle magie que celle de la rencontre, quand un autre dont, il y a peu, nous ignorions jusqu'à l'existence se montre capable, sans effort et par la vertu de sa seule présence, de témoigner de ce que nous sommes, de démontrer que nous avons été reconnus et compris.


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