samedi 16 juin 2007

Omnia vincit amor


Quand j'étais étudiant, j'adorais les versions latines, d'abord parce que j'ai toujours aimé la traduction littéraire, et aussi parce que c'était un moyen de découvrir de merveilleux auteurs, dont certains comptent encore parmi mes écrivains favoris: Pétrone, Augustin... (Oui, je sais, un romancier libertin et un évêque, c'est un peu le mariage de la carpe et du lapin: mais il est inutile de chercher à expliquer un coup de foudre, même en matière de littérature.) Cela dit, si je devais n'en choisir qu'un, ce serait Virgile. Il y a chez lui des vers que je n'ai jamais oubliés, et qui me donnent encore des frissons, surtout quand je les relis dans la langue originale, même si mon latin, vingt ans après, n'est plus ce qu'il était.

Iam neque hamadryades rursus nec carmina nobis
ipsa placent; ipsae rursus concedite silvae.
non illum nostri possunt mutare labores,
nec si frigoribus mediis Hebrumque bibamus,
Sithoniasque nives hiemis subeamus aquosae,
nec si, cum moriens alta liber aret in ulmo,
Aethiopum versemus ovis sub sidere Cancri.
omnia vincit Amor; et nos cedamus Amori.

(Dixième Bucolique)

J'ai trouvé sur Internet une jolie traduction anglaise dans le style de Milton, dont j'ignore l'auteur:

Now neither Hamadryads, no, nor songs
Delight me more: ye woods, away with you!
No pangs of ours can change him; not though we
In the mid-frost should drink of Hebrus' stream,
And in wet winters face Sithonian snows,
Or, when the bark of the tall elm-tree bole
Of drought is dying, should, under Cancer's Sign,
In Aethiopian deserts drive our flocks.
Love conquers all things; yield we too to love!

(Projet Gutenberg)

Et aussi cette traduction française de 1850:

Déjà les Hamadryades, déjà les chants
Ne me plaisent plus; et vous aussi, forêts, adieu:
Mes rudes travaux ne pourraient vaincre l'invincible Amour;
Non, quand même je boirais les eaux glacées de l'Hèbre,
Quand au fort des hivers pluvieux j'endurerais les neiges de la Sithonie;
Quand même, à l'heure où l'écorce desséchée des grands ormeaux
Meurt sous les feux du midi, je conduirais mes brebis
Dans les plaines de l'Ethiopie, brûlées par le Cancer:
L'Amour soumet tout; et toi aussi, cède à l'Amour.

(C'est fort joliment dit, à ceci près que le Cancer désigne ici le signe astrologique, autrement dit le soleil de juillet, comme le souligne le traducteur anglais; quant aux derniers mots, j'y vois un pluriel et non un singulier: "nous aussi, cédons à l'Amour". Mais trêve de pédantisme...)

J'ai repensé à ces vers quand j'ai parcouru le commentaire qu'en donne celui que les Italiens appellent il papa Ratzinger dans son encyclique Deus Caritas Est (encore une étrange lecture!). A en croire le pape, le poème de Virgile célébrerait la puissance débordante de l'eros, qui semble capable de "nous arracher à la finitude de notre existence" et se fait fort de nous procurer "l'expérience de la plus haute béatitude." Bien entendu, l'Eglise de Rome objecte qu'il s'agit là d'une "fausse divinisation" de l'eros, de sa "déformation destructrice", à laquelle il conviendrait de "déclarer la guerre" pour mieux redonner à l'amour humain sa véritable signification. J'ai le net sentiment que nous n'avons pas lu le même poème. Amour (avec majuscule) est certes un dieu, un petit dieu guerrier, mais toute la question est de savoir quand déposer les armes: il ne s'agit pas de se laisser aller sans résistance, mais de choisir à quel moment consentir à sa défaite. Et une défaite à laquelle on consent, un abandon que l'on s'impose à soi-même, conduisent-ils à l'oubli ou à la connaissance de soi? "Et nos", "nous aussi", nous avons notre mot à dire dans cette affaire...

samedi 9 juin 2007

Les petites choses


En avril 1934, la cantatrice Lotte Lehmann, connue pour son opposition au régime nazi, donnait un concert à Dresde quand on lui fit savoir que Göring était au téléphone et qu'il voulait lui parler. Imperturbable, Lehmann termina le cycle de mélodies qu'elle était en train de chanter, puis quitta la scène dans un silence de mort, devant un public horrifié par son audace. Entre-temps, Göring avait raccroché. Le lendemain, Lehmann fut convoquée de toute urgence à Berlin. Göring la reçut dans son bureau (non sans l'avoir fait longuement patienter à son tour) et lui fit une offre fabuleuse: une pension à vie, une villa, un cheval, des cachets mirifiques... "Et pourquoi pas un château au bord du Rhin, pendant que vous y êtes?" lança Lehmann pour toute réponse. Il n'y avait qu'une seule condition, observa Göring: Lehmann devrait rester en Allemagne et renoncer à se produire à l'étranger, pour que les mélomanes soient obligés de venir l'écouter à Berlin. Lehmann: "Une artiste appartient au monde. Pourquoi faudrait-il que je me contente d'un seul pays? La musique est un langage universel, je suis sa messagère et j'entends bien chanter dans le monde entier." Göring: "Mais avant tout vous êtes allemande. Ou est-ce que je me trompe? Et à Berlin, vous seriez sûre de n'avoir que de bonnes critiques..." Lehmann: "Pourquoi donc? Il peut m'arriver de mal chanter." Göring: "Si je trouve que vous avez bien chanté, tous les critiques seront d'accord. Et si l'un d'entre eux ose me contredire, il sera liquidé." Nullement impressionnée, Lehmann éclata de rire et partit en claquant la porte. Fort heureusement pour elle, les nazis ne pouvaient pas se permettre en 1934 de "liquider" une star internationale, mais elle fut chassée d'Allemagne et poursuivit sa carrière en Autriche, puis, après l'Anschluss, aux Etats-Unis, malgré les tracasseries auxquelles étaient soumis les Allemands réfugiés en Amérique, quelle que soit par ailleurs la sincérité de leur engagement anti-nazi.

Internet recèle des trésors, notamment le site de la Lotte Lehmann Foundation où les plus beaux enregistrements de la diva sont disponibles gratuitement au format mp3: des airs d'opéras, des lieder et l'intégrale du Voyage d'hiver de Schubert, enregistré aux Etats-Unis au début des années 1940. Une merveille parmi d'autres, cette mélodie de Hugo Wolf, "Auch kleine Dinge"...

Auch kleine Dinge können uns entzücken,
Auch kleine Dinge können teuer sein.
Bedenkt, wie gern wir uns mit Perlen schmücken;
Sie werden schwer bezahlt und sind nur klein.
Bedenkt, wie klein ist die Olivenfrucht,
Und wird um ihre Güte doch gesucht.
Denkt an die Rose nur, wie klein sie ist,
Und duftet doch so lieblich, wie ihr wisst.

Paul Heyse (1830-1914)

(Les petites choses aussi peuvent nous enchanter,
Les petites choses aussi peuvent être précieuses.
Songez comme nous aimons nous parer de perles;
Leur prix est immense, bien qu'elles soient toutes petites.
Songez au fruit de l'olivier: il est petit,
Mais recherché pour sa saveur.
Songez ne serait-ce qu'à la rose: elle est petite,
Et pourtant son parfum est si doux, comme chacun sait.)

jeudi 7 juin 2007

Lyon

Je rentre à l'instant d'un bref séjour à Lyon qui m'a donné l'occasion de vivre plusieurs moments très forts.

Tout d'abord avec A., ma cousine. J'admirais beaucoup le couple qu'elle formait avec P., son mari; l'intelligence, l'écoute, le partage, le respect mutuel, l'humour aussi, tout cela les rendait exemplaires à mes yeux, et il m'est arrivé plus d'une fois de penser à eux quand j'étais confronté à mes propres déboires sentimentaux. P. est mort subitement à l'automne. Je n'avais pas revu A. entre-temps, pas même aux obsèques, auxquelles je n'ai pas pu assister à cause de mon travail. Avant-hier, A. m'a dit, avec un grand sourire: "Au moins j'ai vécu une grande histoire d'amour. Tout le monde ne peut pas en dire autant." Bien sûr, elle regrette infiniment P.; mais elle ne regrette rien de ce qui s'est passé entre eux: pas d'occasion manquée, pas de non-dit persistant, pas de malentendu désormais irrémédiable; pas d'amertume, mais de la gratitude et des souvenirs de bonheur. Et c'est là encore un exemple que je n'oublierai pas. Ce qui compte, ce n'est pas la perte; c'est de savoir accueillir avec joie l'amour qui nous est donné, car ce que l'on accueille ainsi ne s'évanouit jamais plus, quoi qu'il arrive. Je voudrais apprendre à vivre ainsi.

J'ai aussi revu des amis, notamment A., un camarade d'université que j'avais perdu de vue depuis plusieurs années, et que j'ai été amené à croiser de nouveau pour des raisons professionnelles. Il habite à Lyon avec sa femme T., que je n'avais pas revue depuis l'époque où nous étions tous les trois étudiants. Nous avons pris un verre ensemble ce matin dans un café de la place Bellecour, et les questions que T. m'a posées m'ont amené à résumer en quelques mots les quinze dernières années de ma vie, d'où des raccourcis vertigineux. Au jour le jour, des décisions sont prises, des changements de cap s'opèrent, mais le quotidien prend toujours le dessus, et tout, à la longue, finit par paraître normal, y compris ce que l'on aurait trouvé incompréhensible six mois auparavant. Mais, bien sûr, T. n'a rien suivi de tout cela, d'où sa surprise: je ne suis pas du tout celui qu'elle imaginait, compte tenu des derniers souvenirs qu'elle avait conservés de moi! Par contrecoup, j'étais presque étonné moi-même d'avoir suivi un parcours aussi imprévisible... J'ai ressenti une autre forme de vertige en apprenant que A. et T. ont une fille, que je n'ai jamais rencontrée, et qui passait aujourd'hui la première épreuve du bac. Moi qui m'imaginais naïvement que les enfants de mes amis n'avaient pas dépassé le CP! Encore une illusion réconfortante à laquelle il va falloir renoncer...

Mention spéciale pour C., qui m'a montré la maison de Louise Labé. Je suis allé à Lyon dans l'espoir d'y rencontrer un poète; et le poète était au rendez-vous. Ce n'était pas celui auquel je m'attendais, mais quelle importance? On n'oublie pas des vers comme ceux-ci:

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournés!

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô mille morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destinés!

Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts!
Ô luth plaintif, viole, archet et voix!
Tant de flambeaux pour ardre une femelle!

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en ait sur toi volé quelque étincelle.