dimanche 10 février 2008

Maria


Dans "Clay", l'une des nouvelles de Dubliners, la vieille Maria chante devant les invités de ses anciens patrons un air jadis célèbre, "I Dreamt that I Dwelt in Marble Halls", tiré d'un opéra irlandais, The Bohemian Girl (1843) de Michael Balfe (1808-1870).

I dreamt that I dwelt in marble halls
With vassals and serfs at my side
And of all who assembled within those walls
That I was the hope and the pride.
I had riches too great to count, could boast
Of a high ancestral name,
But I also dreamt, which pleased me most,
That you loved me still the same.

I dreamt that suitors sought my hand;
That knights upon bended knee,
And with vows no maiden heart could withstand,
They pledg'd their faith to me;
And I dreamt that one of that noble host
Came forth my hand to claim.
But I also dreamt, which charmed me most,
That you loved me still the same.


Mais Maria se trompe: au lieu de chanter le deuxième couplet, annonciateur d'un prochain mariage, elle reprend le premier, où se dessine en négatif la triste routine de son quotidien de simple domestique que les compliments un peu lourds d'un monsieur corpulent croisé dans le tramway suffisent à étourdir. Rêve-t-elle au marbre des palais, ou bien à celui du tombeau, cette touchante vieille fille à qui, non sans cruauté, les enfants de la maison font plonger les mains dans un bol rempli d'argile, image de la morte-vivante qu'elle est depuis longtemps devenue?

[W]hen she had ended her song Joe was very much moved. He said that there was no time like the long ago and no music for him like poor old Balfe, whatever other people might say; and his eyes filled so much with tears that he could not find what he was looking for and in the end he had to ask his wife to tell him where the corkscrew was.

Le hasard m'a fait entendre ces derniers jours la délicieuse mélodie de Balfe, qui doit beaucoup à Donizetti, quoiqu'elle semble écrite moins pour le théâtre que pour les salons victoriens ou édouardiens: tout cela fleure bon la nostalgie d'un passé doucement désuet, et conforte le mensonge romantique par lequel Joe Donnelly, ému par la solitude de la vieille Maria, invoque le "bon vieux temps" seul capable d'éclairer cette vie sans avenir. Mais tant pis pour Joyce: ce n'est pas ainsi que j'ai envie d'écouter cet air, où j'entends d'abord la joie et l'espérance d'un nouveau départ. N'est-ce pas là ce qui se lit sur le visage de Jessye Norman à l'évocation de son nouvel amour? Dubliners, on le sait, se lit comme l'adieu à l'Irlande d'un écrivain réfugié sous des cieux plus cléments. A mon tour de laisser Maria au petit train-train de sa vie dublinoise, et Joe Donnelly aux menus soucis domestiques où il cherche l'antidote à ses seules émotions véritables. La vie sait parfois sourire; adieu donc, madame: qu'il me soit permis de ne plus écouter les paroles de votre chanson, et de leur préférer l'air et ses promesses de bonheur.


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