lundi 24 septembre 2007

A méditer...

...en guise de mise en garde.

Je t'aurais attendu longtemps, avec joie, j'étais
heureux de te connaître, de t'avoir dans ma vie. J'y
ai cru; après toutes ces déceptions, j'ai cru à une
histoire que je trouvais belle et constructive. Après
tous ces mecs creux, vides et incapables du moindre
engagement, je pensais que j'étais tombé sur quelqu'un
qui méritait un effort, quelqu'un avec qui je pouvais
être heureux. C'est ça que tu étais pour moi:
quelqu'un qui méritait que je sois patient, quelqu'un
avec qui je me sentais bien, un point c'est tout. Je
ne demandais rien d'autre, je me disais que j'avais
enfin trouvé le bonheur, parce que c'était toi et
parce que tu me convenais, tout simplement. Pas besoin
d'autre chose, pas d'autre explication à chercher,
c'était un cadeau, c'était pour toi, rien que pour
toi, un cadeau gratuit, sans prix à payer en échange.
Ça s'appelle l'amour. Je me suis trompé, tu es comme
les autres, tu n'as pas compris ça, et c'est pourtant
si simple. Tu vas plaquer ce mec, je le sais très
bien. Tu ne l'aimes pas, on n'aime pas quelqu'un au
bout d'une semaine, c'est n'importe quoi. Et si ce
n'est pas toi qui le plaques, c'est lui qui va te
plaquer, tu verras. Je vous donne trois semaines au
grand maximum. Si j'étais lui, je me méfierais; les
grands enthousiasmes, je n'y crois plus (à cause de
toi! souviens-toi du mois de novembre...). Les feux de
paille, ça fait beaucoup de lumière et de chaleur mais
ça s'éteint très vite. Lequel de vous deux en aura
assez le premier? Lequel se dira le premier qu'il
s'est trompé, que le plan cul n'était pas mal mais que
franchement ça ne va pas le faire? Pauvre P., si
tu ne m'as pas menti c'est que tu es d'une naïveté
vraiment inimaginable. Et garde ton argent, je n'en
veux pas. Dire qu'au bout de presque un an tu n'as
même pas noté mon adresse. Je me suis vraiment fait
avoir, ça oui. Ah, et passe "un bon moment" à P.
C'est ça, profites-en bien, tu auras bien
raison. Moi, les bons moments, je n'y crois plus. C'est la
déception de trop, c'est fini, je me sens comme
d'habitude, comme une merde, c'est toujours moi qu'on
plaque, parce que je suis un con et que je me fais
toujours avoir par des mecs qui n'en valent pas la
peine. Tu as tout gâché d'un coup, même mes souvenirs.
J'aurais dû suivre mon intuition et t'envoyer promener
quand tu es revenu en janvier. Maintenant je me dis
que tout ce qu'il y a eu après était faux et minable.
Garde ton argent, ou donne-le de ma part à quelqu'un
qui en a besoin, à un SDF, à un malade, à
qui tu veux. Moi je n'en veux pas, il me rappelle que
je me suis laissé donner des coups alors que j'aurais
dû me douter que tu n'étais pas fiable. Je ne veux pas
de cet argent, il me fait mal,
il me fait repenser à toutes ces illusions auxquelles
j'ai cru comme un con, parce que tu parlais bien et
que tu me plaisais. Garde l'argent, je voulais donner
mon amour à quelqu'un, je n'ai réussi qu'à lui donner
200 euros, c'est mieux que rien, non?

dimanche 16 septembre 2007

Sediziose voci


Chère Maria,

Pardonnez-moi tout d'abord de m'adresser à vous en vous appelant par votre prénom. Vous faites partie de ma vie depuis si longtemps que cette légère familiarité ne me paraît pas déplacée! Du reste, ces questions de protocole n'ont pas beaucoup d'importance, comme vous le disiez vous-même à Bernard Gavoty qui s'excusait presque de vous appeler "La" Callas plutôt que "Madame" Callas. (Heureuse époque que celle où les journalistes de la télévision avaient encore de tels scrupules...) Prenez cela comme le signe que vous êtes ici tout autre chose qu'une étrangère: une amie, une confidente, une interlocutrice, si tant est que ce terme ait un sens à propos d'une cantatrice dont toute l'éloquence consiste à savoir répéter les mots des autres mieux qu'eux-mêmes n'auraient peut-être été capables de les dire, et dont les simples vocalises ont quelquefois plus de sens que bien des bavardages. Au vouvoiement de rappeler aussi toute la distance qui nous sépare, et qui a trait moins au temps écoulé depuis vos plus grands triomphes ou à l'absence creusée par votre disparition, qu'au respect dû à un art que l'on peut bien accueillir avec gratitude et méditer chaque jour qui passe, mais dont nul, à commencer sans doute par vous-même, n'a pu se dispenser de percevoir l'énigmatique et splendide étrangeté.

Savez-vous d'ailleurs que tout conspire depuis toujours à faire de ce dialogue un échange impossible, substitut d'une rencontre que ceux qui croient au Destin, comme vos ancêtres grecs ou comme tant d'héroïnes d'opéra, n'hésiteraient pas à qualifier d'interdite? Il y aurait quelque chose de romantique à en rendre la mort responsable, et à y trouver une raison de plus de regretter votre décès prématuré. Mais la vérité est tout autre. Le 5 juillet 1965, vous souvenez-vous?, vous chantiez Tosca à Londres devant la reine Elizabeth lors d'un gala de charité. La presse vous disait bien un peu souffrante (il y eut quelques remarques sans complaisance dans les journaux du lendemain); tous ignoraient pourtant qu'il s'agissait là de votre dernière apparition sur une scène d'opéra. Il y a fort à parier que vous en auriez été la première surprise, car d'autres projets vous attendaient: Norma à Covent Garden, La Traviata à l'Opéra de Paris, le film de Tosca dirigé par Franco Zeffirelli. Mais rien de tout cela ne se fit; nous ne sommes pas maîtres du commencement ni de la fin des choses, et il est vain de vouloir prolonger ce à quoi la vie, sans nous consulter, a décidé de mettre un terme. Pardonnez-moi ce ton sentencieux: je sais ici fort bien de quoi je parle, car ce jour-là est aussi celui de ma naissance; le hasard a voulu que je vienne au monde au moment même où prenait fin votre carrière, et que votre voix, qui m'est aujourd'hui si chère, se soit tue à l'instant précis où je devenais enfin capable de l'entendre. Il y eut bien votre tournée d'adieu en 1973-74, ces tristes concerts où ne transparaissait presque plus rien de ce qui avait fait votre grandeur: jamais je n'ai regretté de les avoir manqués. Vous y aurais-je seulement reconnue? Et puis l'enfant que j'étais alors n'aimait pas la musique.

Le malentendu était là, bien installé, et largement secondé par les circonstances. Pour que j'en prenne enfin conscience, il fallut que ma mère, apprenant votre disparition, demande à mon père de lui acheter un de vos disques afin de mieux comprendre les raisons de votre célébrité. C'était il y a trente ans jour pour jour, le 16 septembre 1977. Pazzie celebri, s'intitulait l'album, le seul que mon père soit parvenu à dénicher chez le disquaire, dans un pressage italien; ingrate comme à son ordinaire, la France où vous aviez choisi de vivre ne vous écoutait plus guère dans ces années-là. Je ne sais pas ce que ma mère pensa de ce cadeau: rien sans doute, car elle n'eut guère l'occasion d'écouter ce disque, immédiatement confisqué par son fils cadet qui s'était pris pour votre voix — et, du même coup, pour l'opéra sous toutes ses formes — d'une passion dévorante. C'est donc vous, Maria, qui m'avez appris la musique; et quel professeur j'avais là! A douze ans, il va sans dire que je vous suivais aveuglément, et qu'Hamlet d'Ambroise Thomas me paraissait donc un chef-d'œuvre de même envergure que le Pirate de Bellini ou que l'Anna Bolena de Donizetti. Au lycée, mon autre professeur, une dame charmante à qui il serait injuste de reprocher de ne pas avoir partagé votre génie visionnaire, avait certes tenté d'exprimer là-dessus quelques réserves. Mais depuis que j'ai entendu Natalie Dessay, je sais bien, moi, que vous aviez raison; et il y a belle lurette que je n'ai plus douze ans.

Le vieux microsillon existe sans doute encore quelque part dans un de mes cartons, usé au-delà du concevable; la pochette à elle seule, relique des seventies, aurait sans doute aujourd'hui de quoi amuser un collectionneur. Mais peu importe, car, de tous vos disques, c'est celui-là que j'ai le plus souvent offert, comme pour me faire pardonner de me l'être ainsi approprié d'autorité. (Tout récemment encore, j'en ai fait cadeau à P.: j'ai dû pour cela faire vingt bonnes minutes de recherches sur Internet et me contenter d'un exemplaire d'occasion, par la faute d'EMI qui l'a bizarrement retiré du catalogue, sans doute dans l'attente d'un nouveau pressage.) Voyez-vous, je me sens un peu redevable de ce que vous m'avez donné. Ce matin encore, vous m'avez tiré des larmes quand je vous ai entendue sur France Inter (France Inter!), dans Norma:

Teneri, teneri figli... essi pur dianzi
ogni delizia mia... essi nel cui sorriso
il perdono del ciel mirar credei.

En échange, je vous fais ici cadeau d'une part de ma vérité: c'est aussi un peu la vôtre, comme de toutes les divas nées sous le signe d'Edison. Et maintenant voici venue l'heure de reprendre, sans paroles, notre entretien de trente ans. Certains commémorent aujourd'hui votre absence. Libre à eux; mais moi qui n'ai jamais connu votre présence, je me contenterai d'accueillir une fois de plus votre gracieux fantôme, par disque interposé: il m'arrive de le confondre avec l'âme de la musique. Ne refusez pas ce compliment; il a tout pour vous rassurer. Vous n'êtes pas mon idole: les idoles finissent toujours brisées, vous avez tout à fait raison de le dire, mais la musique est la vie même.


mardi 4 septembre 2007

Les ordres du docteur


Etrange expérience que celle que j'ai vécue il y a quelques jours. En surfant sur Wikipédia, je suis tombé par hasard sur une entrée consacrée à l'un de mes meilleurs amis, décédé tragiquement en pleine jeunesse il y a une quinzaine d'années. Je n'aurais pas dû être surpris: à la fin de sa vie, il avait acquis une certaine notoriété médiatique, et il ne lui a pas manqué grand-chose pour devenir ce qu'on appelle une star, ce qu'il ne souhaitait pas, du moins le disait-il. Du reste, cette notoriété n'était pas usurpée: certains caractères marquent leur époque, et il se rencontre des personnalités exceptionnelles qui accomplissent plus en trente ans de vie que bien d'autres en soixante ou soixante-dix. Bref, il n'y a au fond rien d'étonnant à ce que son nom figure aujourd'hui dans les encyclopédies: c'est ainsi que l'actualité d'hier devient peu à peu l'histoire. Mais c'est précisément là ce qui me trouble. Cette actualité-là, je ne me suis pas contenté de la suivre à la télévision, comme la guerre de Bosnie ou le tremblement de terre au Pérou; elle fut, elle reste une part de ma vie, et non la moindre, ni celle dont je suis le moins fier, et j'ai autant pleuré en perdant cet ami que quand mon père est mort deux ans plus tôt. Je le revois chez moi, avec moi, assis à mon bureau, à mes côtés, dans la pièce où j'écris ce billet. J'entends sa voix, j'entends son rire; je me souviens, allez savoir pourquoi, du jour où il a eu une crise d'hypoglycémie alors que nous étions ensemble au téléphone, à une époque où il s'inquiétait déjà beaucoup pour sa santé: j'ai presque dû l'obliger à raccrocher pour se soigner, alors qu'il voulait me parler encore un peu, comme pour se persuader que tout irait bien malgré tout. Des chansons de Sheila, je sais laquelle était sa préférée, je sais où il a passé ses dernières vacances, deux mois à peine avant sa mort. Tout cela m'appartient, restera mien aussi longtemps que je vivrai. Mais maintenant je sais aussi que je suis un témoin, que ces souvenirs intimes reviennent in fine aux autres. Bien sûr, ils restent de l'ordre du privé: personne d'autre que moi n'a vécu ces choses exactement comme moi, et quand bien même je raconterais tout, ici ou ailleurs, ce seraient toujours mes souvenirs. Mais c'est précisément pour cette raison que j'en suis aujourd'hui dépossédé; car ce que je suis seul, ou presque, à avoir vécu concerne tous ceux qui sont appelés à hériter de notre histoire, et ce que je ne livrerai pas pourrait bien être perdu à tout jamais pour ceux à qui la vérité est due, parce que moi seul, qui en suis l'un des acteurs, ai le pouvoir de la leur transmettre. J'ai donc corrigé et complété l'article de Wikipédia avec le sentiment du devoir accompli, en ayant l'impression étrange de livrer un peu de moi-même, plus peut-être que dans ce blog tout entier, sans pour autant parler de moi ni signer de mon nom. Ma discrétion est un gage et presque un effet de ma sincérité: car pourquoi m'identifier, moi qui ne suis pas célèbre, moi qui ne suis que le témoin, l'anonyme de passage, et à quoi servirait d'en dire plus? Mais quand je me relis, chaque mot parle de mon passé, et Wikipédia conserve, à l'insu de tous sauf de moi-même, une page de mon autobiographie.