dimanche 30 décembre 2007

¡Vaya unos ojos serranos!


L'amateur d'opéra que je suis connaît depuis longtemps Séville, la Séville des librettistes; car si tous les guides de voyage (français?) mentionnent Carmen, la liste est longue des œuvres dont l'intrigue se situe, en tout ou en partie, sur les berges du Guadalquivir: Le Barbier de Séville, évidemment, mais aussi Don Giovanni, Les Noces de Figaro, La Force du destin...

(J'ai été tenté d'y rajouter L'Heure espagnole; mais non: c'est à Tolède que Concepción reçoit ses amants pendant que son mari prend soin des horloges municipales. Et quant à l'Andalousie de La Vida breve, il faut l'imaginer du côté de Grenade; c'est donc à deux pas de l'Alhambra que Salud écoute le cantaor fêter les noces de Carmela et du beau Paco:

¡Vaya unos ojos serranos!
¡Entórnalos un poquito
pa que pueda yo mirarlos!
¡Pa que pueda yo mirarlos!
)

Se promener dans la Séville véritable est, dans ces conditions, une expérience déconcertante. Certes, je sais bien, comme tout un chacun, que la fiction n'est pas la vraie vie; et si le manzanilla coule toujours à flots dans les cafés du côté de El Arenal, je ne m'attendais pas plus à en boire près des remparts (depuis longtemps détruits, ou à peu près) qu'à retrouver la véritable taverne de Lilas Pastia, ou à avoir des nouvelles du Docteur Bartolo, lui que toute la ville connaît pourtant, si l'on en croit Da Ponte:

Tutta Siviglia conosce Bartolo:
Il birbo Figaro vinto sarà!


Mais il n'en est pas moins impossible d'oublier tout à fait, une fois transporté sur les lieux où ces aventures sont censées se dérouler, les images dont elles s'environnent dans l'esprit du visiteur mélomane, d'autant que l'espagnolade ne trahit pas toujours l'Espagne véritable, et que par ailleurs tout est fait pour que le touriste puisse avoir l'illusion, ne serait-ce qu'un instant, de marcher sur les traces de ses héros: une statue de Carmen se dresse face aux arènes, et il est possible de déjeuner à l'ombre des orangers sur la Plaza de Doña Elvira, à la terrasse d'un restaurant où l'on s'attendrait presque à croiser Elisabeth Schwarzkopf attablée devant une savoureuse cola de toro. Où se termine l'imaginaire, où commence le réel dans cette ville de fantasmagorie où les monuments mauresques font surgir à chaque coin de rue les visions les plus improbables, et où ce que l'on a sous les yeux n'en est pas pour autant vraisemblable, bien moins en tout cas que l'intrigue d'un opéra de Mozart? S'il est vrai que l'existence est double, et que la vie rêvée n'a pas moins d'importance que les faits avérés qui rythment le quotidien, alors rien n'est plus véridique que l'opéra, art par excellence du dédoublement; et rien, vice versa, n'est plus opératique qu'une ville comme Séville, où tout a toujours d'autres visages, où tout est toujours autre que ce que l'on croit, comme le patio d'une cathédrale gothique construite sur les fondations d'une mosquée, ou comme une université où rôdent les fantômes des cigarières, longtemps occupantes des lieux. Et si je devais aujourd'hui imaginer Chérubin, je le verrais andalou, capable malgré son jeune âge d'œillades à damner toutes les Salud du monde, chantant sa sérénade dans l'incroyable salon mudéjar de la Casa de Pilatos, sous les yeux d'une Comtesse prête à se glisser incognito parmi la foule des touristes où, qui sait, je l'ai peut-être croisée, elle, lassée de n'exister que dans la fiction, et pressé quant à moi, comme tous les habitants de ce monde dit "réel", de devenir autre que ce que je suis.

vendredi 21 décembre 2007

L'homme aux rats


Quand il n'y a le choix qu'entre le néant (en costume noir) et le vide (en tailleur blanc)...

Quand c'est le néant, bien entendu, qui gagne...

Quand en fait de culture, il y a Mireille Mathieu, et en guise de sortie gastronomique, une virée au Macdo d'Eurodisney...

Quand on dénonce, au plus haut niveau, l'"esprit de jouissance" de mai 68, qu'on appelle à redécouvrir les vertus du travail(ler plus pour gagner plus, ben voyons), de la famille (recomposée et "naturellement hétérosexuelle", avec un dictateur à chapka pour témoin), et de la patrie (forcément glorieuse, puisque toute repentance est officiellement interdite: la conscience morale, et pire encore, la conscience politique, voilà de nos jours la véritable obscénité)...

Quand, dans le même temps, les actualités nous apprennent jour après jour que tout devient bel et bien possible dès qu'il s'agit d'argent, de l'argent des autres, cela va de soi...

Quand l'université agonise, désertée par des étudiants qui ont fini par comprendre à quel point on les méprise, hantée par quelques enseignants qui commencent enfin à s'en douter, régentée tant bien que mal par des présidents sans autorité ni autre projet que d'"accompagner" les "réformes", malmenée par un ministère que gangrène la technocratie et le pseudo-pouvoir des soi-disant "experts"...

Quand penser (c'était déjà un luxe) devient un risque...

Alors commence pour de bon le règne de l'homme aux rats.

"Le rat est celui qui, interne à la temporalité d'opinion, ne peut supporter d'attendre. Le prochain tour commandé par l'Etat, c'est très loin. Je vieillis, se dit le rat. Lui, il ne veut pas mariner dans l'impuissance, mais encore moins dans l'impossible! L'impossible, très peu pour lui.

Il faut reconnaître à Sarkozy une profonde connaissance de la subjectivité des rats. Il les attire avec virtuosité. Peut-être a-t-il été rat lui-même? En 1995, quand, trop pressé d'en venir aux choses ministérielles sérieuses, il a trahi Chirac pour Balladur? En tout cas, trouvant les usages d'Etat de la psychologie du rat, il mérite un nom psychanalytiquement fameux. Je propose de nommer Nicolas Sarkozy "l'homme aux rats". Oui, c'est juste, c'est mérité.

Le rat est celui qui a besoin de se précipiter dans la durée qu'on lui offre, sans être du tout en état de construire une autre durée. […] N'être ni rat ni déprimé, c'est construire un temps autre que celui auquel l'Etat, ou l'état de la situation, nous assigne. Donc un temps impossible, mais qui sera notre temps." (Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom?, Paris, Nouvelles Editions Lignes, 2007, pp. 47-48.)

Au travail. Construisons.

lundi 17 décembre 2007

I Wish You Love


Quand j'ai créé ce blog, j'avais l'intention très ferme de ne jamais y parler directement de moi, de mon identité, de ma vie; de laisser mes goûts, mes passions, mes centres d'intérêt, mes commentaires sur les mille et une petites choses qui font mon quotidien parler pour moi et composer, au fil du temps, quelque chose comme un autoportrait sans visage. Mais voilà: depuis plus d'un mois, la mécanique s'est enrayée, et les pensées qui m'obsèdent sont trop douloureuses et trop pesantes pour que je puisse passer ne serait-ce que vingt minutes à disserter ici sur de petits riens. En sont responsables le départ de P., cela va de soi, mais aussi la grave crise qui frappe actuellement l'organisme qui m'emploie, et dont il pourrait bien ne pas se relever. Je ne parlerai jamais de mon travail ici: pas question de revenir sur cet engagement-là. Mais de P., et de son prédécesseur italien PP, je dois parler un peu. Je le dois, parce qu'il est temps que certaines choses soient dites, et parce que jusque-là je ne serai pas libre de ma parole et de mon écriture. Je le dois, non pour régler des comptes, mais au contraire pour donner au passé une chance de s'estomper peu à peu, pour lui permettre de n'être plus que cela: du passé, des souvenirs, touchants ou douloureux, les deux peut-être, mais rien de plus. Et pour me donner à moi, aujourd'hui, une chance de vivre; pourquoi pas, de vivre heureux. PP ne me lira jamais, mais P. le fera peut-être; il connaît l'URL de cette page. Tant mieux: je regrette aujourd'hui toutes les choses que je n'ai pas dites au moment de notre rupture, et il est temps. Il est temps qu'il les entende, si la chose est possible.

P., PP, je vous ai aimés l'un et l'autre, pour les mêmes raisons, vous qui êtes si différents pourtant: parce que vous êtes bons, intelligents, humbles ou du moins (c'est l'essentiel) capables d'humilité, et aussi parce que vous êtes beaux, de cette beauté méditerranéenne à laquelle je ne résiste pas, quand elle se rencontre chez un homme aussi totalement dénué de vanité que vous l'êtes tous deux. J'ai été heureux auprès de vous, parce que j'étais fier de vous avoir à mes côtés, parce que je me sentais bien dans vos bras, et aussi parce que vous m'avez, un temps, apaisé, parce que vous m'avez donné, un temps, le sentiment de compter pour quelqu'un, d'être racheté, sauvé, consolé par l'affection que vous aviez pour moi. Consolé, oui, c'est le mot: près de vous j'ai senti se dissiper un peu d'une tristesse que je porte en moi depuis l'enfance, celle de ne jamais avoir connu la tendresse dont j'ai besoin, ma tristesse de petit garçon qui a froid et à qui personne n'a jamais dit qui il est, ni qu'il est digne d'amour. Pour cela, je vous remercie du plus profond de mon cœur; et ma gratitude n'aura pas de fin. Mais je me rends compte aussi que je vous ai trop demandé, et qu'il m'appartient de trouver par moi-même quelques-unes des choses que j'attendais de vous. A moi, d'abord, d'avoir pour moi-même un peu plus d'estime et de considération; à moi d'avoir confiance en ma capacité d'inspirer l'amour. Car autrement comment accueillir avec confiance l'amour d'un autre? Comment ne pas se sentir menacé d'anéantissement lorsque cet amour vient à s'éteindre? Et comment ne pas prendre le départ de l'être aimé comme un verdict dont on ne se remet pas?

Vous êtes tous les deux partis parce que nous étions allés ensemble jusqu'au bout de ce qui était possible. Nous n'étions peut-être pas faits pour vivre ensemble: c'est dommage, mais c'est ainsi. Ce n'est pas un échec, ni une faute. Il m'a fallu bien du temps pour le comprendre. Je me suis senti jugé, dévalorisé par votre départ; j'ai eu le sentiment de n'être plus rien. Ma rupture avec PP m'a plongé dans une profonde tristesse dont je ne suis pas encore tout à fait sorti; quand je le croise, ce qui m'arrive souvent (Paris est bien petit parfois), ma douleur se ravive. Mais pour l'essentiel il n'en a rien su: son élégance, sa douceur, sa sincérité étaient telles que j'aurais eu le sentiment de lui manquer de respect si je lui avais montré ma peine, et j'ai préféré le fuir, ce qu'il regrette sans doute aujourd'hui. P. s'est montré moins délicat, c'est le moins que l'on puisse dire, et c'est ce qui a motivé ma colère. Pourtant, lui aussi avait tout fait pour me montrer qu'il m'estimait et me respectait toujours, même si le cœur n'y était plus. Je me suis montré, sur le moment, incapable de le comprendre: j'ai pris son départ pour une insulte, j'y ai vu un geste dévalorisant, méprisant, ce qui, par-delà la déception amoureuse, m'a rendu la situation intolérable. J'ai eu tort. P., j'ai été injuste envers toi. Je l'ai été tout autant envers moi-même; je me suis fait du mal inutilement, j'ai rajouté à la douleur de te perdre celle de perdre le sentiment de ma propre valeur, je me suis trouvé seul, sans toi, dans le néant et dans la nuit. Cela, tu ne l'as pas voulu. Bien mieux: tu as tout fait pour l'éviter. Je n'ai pas su t'en remercier dignement. Je voudrais le faire aujourd'hui. Et je voudrais aussi te demander pardon.

Le moment est venu de vous dire adieu. Adieu, non pas à vous, P. et PP: au contraire, j'espère vous revoir et partager avec vous de nombreux moments de joie, quand l'horizon sera dégagé. Mais adieu à ce que vous avez été pour moi: adieu à notre amour qui n'est plus, et dont je dois laisser le fantôme s'éloigner de moi si je veux avoir une chance d'accueillir dignement l'avenir. Je vous ai aimés, je vous aime encore, je vous aimerai peut-être toujours; mais comme on aime une part de soi-même, dont on a besoin pour vraiment aimer les autres. Je dois apprendre à ne pas vous regretter, et à ne rien regretter de ce que nous avons vécu ensemble. Je dois apprendre à ouvrir les bras à celui qui viendra après vous, avec qui je vivrai peut-être ce que j'ai tant espéré connaître avec vous, et que la vie m'a pour l'instant refusé. Il mérite aussi sa place, il mérite que j'aille vers lui en toute confiance, libéré de mes fantômes. Il mérite lui aussi justice.


vendredi 9 novembre 2007

Perdita


"Come, poor babe.

I have heard, but not believed, the spirits o'th' dead

May walk again. If such things be, thy mother

Appeared to me last night, for ne'er was dream

So like a waking. To me comes a creature,

Sometimes her head on one side, some another.

I never saw a vessel of like sorrow,

So filled and so becoming. In pure white robes

Like very sanctity she did approach

My cabin where I lay, thrice bowed before me,

And, gasping to begin some speech, her eyes

Became two spouts. The fury spent, anon

Did this break from her: 'Good Antigonus,

Since fate, against thy better disposition,

Hath made thy person for the thrower-out

Of my poor babe according to thine oath,

Places remote enough are in Bohemia.

There weep, and leave it crying; and for the babe

Is counted lost for ever, Perdita

I prithee call't. For this ungentle business

Put on thee by my lord, thou ne'er shalt see

Thy wife Paulina more.' And so with shrieks

She melted into air. Affrighted much,

I did in time collect myself, and thought

This was so, and no slumber. Dreams are toys,

Yet for this once, yea superstitiously,

I will be squared by this."

lundi 29 octobre 2007

Le café des jours heureux


Il existe à Bordeaux, où je viens de passer quelques jours, un merveilleux endroit nommé Le Café des jours heureux. Je lui dois un hommage d'autant plus chaleureux que j'ai commencé par me montrer injuste à son égard. "Joli nom... mais ce lieu n'est pas pour moi. J'irai quand je serai heureux": telle est la triste pensée qui m'est venue quand j'ai découvert son existence. Triste pensée, car le bonheur, passé ou à venir, mérite mieux que le dépit de ceux qui, à tort ou à raison, s'en croient privés. La possibilité du bonheur, à défaut de sa réalité, mérite bien que l'on boive un verre en son honneur; d'autant qu'il ne fait jamais vraiment défaut, pour peu que l'on sache le débusquer dans les mille et un petits riens où il a coutume de se nicher: un rayon de soleil, une note de musique, le parfum si particulier d'une belle journée d'automne sur les berges de la Gironde, à quelques pas du Grand-Théâtre. Et du reste je m'en suis aperçu le jour même, quand, de retour à mon hôtel, j'ai pu suivre à la télévision de longs moments d'une représentation de Manon de Massenet, avec Natalie Dessay et Rolando Villazón. Le hasard a voulu que je tombe d'abord sur le fameux songe de Des Grieux:

En fermant les yeux, je vois
Là-bas... une humble retraite,
Une maisonnette
Toute blanche au fond des bois!

Sous ses tranquilles ombrages

Les clairs et joyeux ruisseaux,
Où se mirent les feuillages,

Chantent avec les oiseaux!

C'est le paradis!... Oh non!

Tout est là triste et morose,

Car il y manque une chose,

Il y faut encore Manon!


La nostalgie douce-amère d'un paradis entrevu peut suffire à ma joie de mélomane, ne serait-ce que parce qu'elle révèle la valeur des sentiments qui ne passent pas: car alors que P. s'en est allé pour de bon, P. dont j'étais pourtant amoureux, c'est d'abord à PP, mon bel Italien, que je pense ces jours-ci. Plus d'un an s'est écoulé depuis notre rupture, et j'ai entre-temps renoncé, j'ai appris à ne plus désirer l'impossible; mais l'amour que j'avais pour lui demeure, inutile, modeste, résigné et donc indestructible, puisqu'aucune déception ne pourra plus lui porter atteinte. (Question cruelle: me souviendrai-je ainsi de P. dans un an?...) Je ne crois pas qu'il faille regretter d'aimer quelqu'un de cette manière: il y a là, comme en musique, une forme de justesse qui n'est pas étrangère à ce que l'on appelle le bonheur, même au plus fort de la solitude. Et quant à l'avenir, je verrai bien ce qu'il me réserve...

Un mot sur la vidéo: c'est le ténor, Villazón, qui chante l'admirable mélodie de Massenet; mais la vérité scénique de cet échange bouleversant est tout entière chez Dessay: elle a les gestes de PP.


lundi 22 octobre 2007

Elle est morte. Adieu, Perdican.


"Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire: Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit: J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui."

Quand j'étais lycéen, je m'en souviens fort bien, je trouvais cette tirade de Musset de très mauvais goût: pensez donc, des phoques informes! des montagnes de fange! une chose sainte et sublime! Il y avait bien là de quoi amuser un blanc-bec de seize ans à l'esprit porté sur le sarcasme. Et du reste j'avais parfaitement raison: tout cela est en effet très ronflant; quoi qu'il en dise, ce monsieur Perdican n'a pas de leçons de modestie à donner, lui dont la rhétorique ne s'embarrasse d'aucune pudeur. (Que d'adjectifs...) A moins que précisément il n'y ait lieu de s'interroger sur la curieuse tournure d'un discours qui, à force de détours artificieux (c'est le cas de le dire), finit presque par manquer son objet. Notre donneur de bons conseils s'efface derrière un "tu" qui cède la place à "on", puis ce "on" sans visage prend la parole pour dire "je" et se laisser aller à une déclaration d'amour. D'un amour, qui plus est, exprimé au passé composé, sur le bord de la tombe, alors qu'il est déjà (presque) trop tard. Aveu ou désaveu? On en oublierait vite, à l'entendre parler ainsi, que Perdican aime Camille, et d'ailleurs lui-même semble tout prêt à faire comme s'il n'en était rien. A l'union sublime et tapageuse, s'oppose ainsi le soupir discret de la désunion; au carillon des noces annoncées mais jamais célébrées, le silence d'un cœur trop fier, décidé à tenir pour déjà passée une liaison qui au contraire ne demande qu'à débuter pour de bon. Pourtant, s'il est exact que la force d'un amour ne se mesure qu'après-coup, à l'aune des souvenirs qu'il laissera un jour, c'est donc que Perdican aime, lui qui déjà regarde en arrière, et invite Camille à le faire avec lui; le reste n'est que fiction rhétorique née de l'orgueil et de l'ennui. Le drame n'est donc pas qu'il s'écoute parler, comme je le pensais autrefois; c'est qu'il ne s'entend pas, et qu'à force de bavardages, il en oublie que la vérité, sa vérité, tient tout entière dans ce qui n'est pas dit.

lundi 24 septembre 2007

A méditer...

...en guise de mise en garde.

Je t'aurais attendu longtemps, avec joie, j'étais
heureux de te connaître, de t'avoir dans ma vie. J'y
ai cru; après toutes ces déceptions, j'ai cru à une
histoire que je trouvais belle et constructive. Après
tous ces mecs creux, vides et incapables du moindre
engagement, je pensais que j'étais tombé sur quelqu'un
qui méritait un effort, quelqu'un avec qui je pouvais
être heureux. C'est ça que tu étais pour moi:
quelqu'un qui méritait que je sois patient, quelqu'un
avec qui je me sentais bien, un point c'est tout. Je
ne demandais rien d'autre, je me disais que j'avais
enfin trouvé le bonheur, parce que c'était toi et
parce que tu me convenais, tout simplement. Pas besoin
d'autre chose, pas d'autre explication à chercher,
c'était un cadeau, c'était pour toi, rien que pour
toi, un cadeau gratuit, sans prix à payer en échange.
Ça s'appelle l'amour. Je me suis trompé, tu es comme
les autres, tu n'as pas compris ça, et c'est pourtant
si simple. Tu vas plaquer ce mec, je le sais très
bien. Tu ne l'aimes pas, on n'aime pas quelqu'un au
bout d'une semaine, c'est n'importe quoi. Et si ce
n'est pas toi qui le plaques, c'est lui qui va te
plaquer, tu verras. Je vous donne trois semaines au
grand maximum. Si j'étais lui, je me méfierais; les
grands enthousiasmes, je n'y crois plus (à cause de
toi! souviens-toi du mois de novembre...). Les feux de
paille, ça fait beaucoup de lumière et de chaleur mais
ça s'éteint très vite. Lequel de vous deux en aura
assez le premier? Lequel se dira le premier qu'il
s'est trompé, que le plan cul n'était pas mal mais que
franchement ça ne va pas le faire? Pauvre P., si
tu ne m'as pas menti c'est que tu es d'une naïveté
vraiment inimaginable. Et garde ton argent, je n'en
veux pas. Dire qu'au bout de presque un an tu n'as
même pas noté mon adresse. Je me suis vraiment fait
avoir, ça oui. Ah, et passe "un bon moment" à P.
C'est ça, profites-en bien, tu auras bien
raison. Moi, les bons moments, je n'y crois plus. C'est la
déception de trop, c'est fini, je me sens comme
d'habitude, comme une merde, c'est toujours moi qu'on
plaque, parce que je suis un con et que je me fais
toujours avoir par des mecs qui n'en valent pas la
peine. Tu as tout gâché d'un coup, même mes souvenirs.
J'aurais dû suivre mon intuition et t'envoyer promener
quand tu es revenu en janvier. Maintenant je me dis
que tout ce qu'il y a eu après était faux et minable.
Garde ton argent, ou donne-le de ma part à quelqu'un
qui en a besoin, à un SDF, à un malade, à
qui tu veux. Moi je n'en veux pas, il me rappelle que
je me suis laissé donner des coups alors que j'aurais
dû me douter que tu n'étais pas fiable. Je ne veux pas
de cet argent, il me fait mal,
il me fait repenser à toutes ces illusions auxquelles
j'ai cru comme un con, parce que tu parlais bien et
que tu me plaisais. Garde l'argent, je voulais donner
mon amour à quelqu'un, je n'ai réussi qu'à lui donner
200 euros, c'est mieux que rien, non?

dimanche 16 septembre 2007

Sediziose voci


Chère Maria,

Pardonnez-moi tout d'abord de m'adresser à vous en vous appelant par votre prénom. Vous faites partie de ma vie depuis si longtemps que cette légère familiarité ne me paraît pas déplacée! Du reste, ces questions de protocole n'ont pas beaucoup d'importance, comme vous le disiez vous-même à Bernard Gavoty qui s'excusait presque de vous appeler "La" Callas plutôt que "Madame" Callas. (Heureuse époque que celle où les journalistes de la télévision avaient encore de tels scrupules...) Prenez cela comme le signe que vous êtes ici tout autre chose qu'une étrangère: une amie, une confidente, une interlocutrice, si tant est que ce terme ait un sens à propos d'une cantatrice dont toute l'éloquence consiste à savoir répéter les mots des autres mieux qu'eux-mêmes n'auraient peut-être été capables de les dire, et dont les simples vocalises ont quelquefois plus de sens que bien des bavardages. Au vouvoiement de rappeler aussi toute la distance qui nous sépare, et qui a trait moins au temps écoulé depuis vos plus grands triomphes ou à l'absence creusée par votre disparition, qu'au respect dû à un art que l'on peut bien accueillir avec gratitude et méditer chaque jour qui passe, mais dont nul, à commencer sans doute par vous-même, n'a pu se dispenser de percevoir l'énigmatique et splendide étrangeté.

Savez-vous d'ailleurs que tout conspire depuis toujours à faire de ce dialogue un échange impossible, substitut d'une rencontre que ceux qui croient au Destin, comme vos ancêtres grecs ou comme tant d'héroïnes d'opéra, n'hésiteraient pas à qualifier d'interdite? Il y aurait quelque chose de romantique à en rendre la mort responsable, et à y trouver une raison de plus de regretter votre décès prématuré. Mais la vérité est tout autre. Le 5 juillet 1965, vous souvenez-vous?, vous chantiez Tosca à Londres devant la reine Elizabeth lors d'un gala de charité. La presse vous disait bien un peu souffrante (il y eut quelques remarques sans complaisance dans les journaux du lendemain); tous ignoraient pourtant qu'il s'agissait là de votre dernière apparition sur une scène d'opéra. Il y a fort à parier que vous en auriez été la première surprise, car d'autres projets vous attendaient: Norma à Covent Garden, La Traviata à l'Opéra de Paris, le film de Tosca dirigé par Franco Zeffirelli. Mais rien de tout cela ne se fit; nous ne sommes pas maîtres du commencement ni de la fin des choses, et il est vain de vouloir prolonger ce à quoi la vie, sans nous consulter, a décidé de mettre un terme. Pardonnez-moi ce ton sentencieux: je sais ici fort bien de quoi je parle, car ce jour-là est aussi celui de ma naissance; le hasard a voulu que je vienne au monde au moment même où prenait fin votre carrière, et que votre voix, qui m'est aujourd'hui si chère, se soit tue à l'instant précis où je devenais enfin capable de l'entendre. Il y eut bien votre tournée d'adieu en 1973-74, ces tristes concerts où ne transparaissait presque plus rien de ce qui avait fait votre grandeur: jamais je n'ai regretté de les avoir manqués. Vous y aurais-je seulement reconnue? Et puis l'enfant que j'étais alors n'aimait pas la musique.

Le malentendu était là, bien installé, et largement secondé par les circonstances. Pour que j'en prenne enfin conscience, il fallut que ma mère, apprenant votre disparition, demande à mon père de lui acheter un de vos disques afin de mieux comprendre les raisons de votre célébrité. C'était il y a trente ans jour pour jour, le 16 septembre 1977. Pazzie celebri, s'intitulait l'album, le seul que mon père soit parvenu à dénicher chez le disquaire, dans un pressage italien; ingrate comme à son ordinaire, la France où vous aviez choisi de vivre ne vous écoutait plus guère dans ces années-là. Je ne sais pas ce que ma mère pensa de ce cadeau: rien sans doute, car elle n'eut guère l'occasion d'écouter ce disque, immédiatement confisqué par son fils cadet qui s'était pris pour votre voix — et, du même coup, pour l'opéra sous toutes ses formes — d'une passion dévorante. C'est donc vous, Maria, qui m'avez appris la musique; et quel professeur j'avais là! A douze ans, il va sans dire que je vous suivais aveuglément, et qu'Hamlet d'Ambroise Thomas me paraissait donc un chef-d'œuvre de même envergure que le Pirate de Bellini ou que l'Anna Bolena de Donizetti. Au lycée, mon autre professeur, une dame charmante à qui il serait injuste de reprocher de ne pas avoir partagé votre génie visionnaire, avait certes tenté d'exprimer là-dessus quelques réserves. Mais depuis que j'ai entendu Natalie Dessay, je sais bien, moi, que vous aviez raison; et il y a belle lurette que je n'ai plus douze ans.

Le vieux microsillon existe sans doute encore quelque part dans un de mes cartons, usé au-delà du concevable; la pochette à elle seule, relique des seventies, aurait sans doute aujourd'hui de quoi amuser un collectionneur. Mais peu importe, car, de tous vos disques, c'est celui-là que j'ai le plus souvent offert, comme pour me faire pardonner de me l'être ainsi approprié d'autorité. (Tout récemment encore, j'en ai fait cadeau à P.: j'ai dû pour cela faire vingt bonnes minutes de recherches sur Internet et me contenter d'un exemplaire d'occasion, par la faute d'EMI qui l'a bizarrement retiré du catalogue, sans doute dans l'attente d'un nouveau pressage.) Voyez-vous, je me sens un peu redevable de ce que vous m'avez donné. Ce matin encore, vous m'avez tiré des larmes quand je vous ai entendue sur France Inter (France Inter!), dans Norma:

Teneri, teneri figli... essi pur dianzi
ogni delizia mia... essi nel cui sorriso
il perdono del ciel mirar credei.

En échange, je vous fais ici cadeau d'une part de ma vérité: c'est aussi un peu la vôtre, comme de toutes les divas nées sous le signe d'Edison. Et maintenant voici venue l'heure de reprendre, sans paroles, notre entretien de trente ans. Certains commémorent aujourd'hui votre absence. Libre à eux; mais moi qui n'ai jamais connu votre présence, je me contenterai d'accueillir une fois de plus votre gracieux fantôme, par disque interposé: il m'arrive de le confondre avec l'âme de la musique. Ne refusez pas ce compliment; il a tout pour vous rassurer. Vous n'êtes pas mon idole: les idoles finissent toujours brisées, vous avez tout à fait raison de le dire, mais la musique est la vie même.


mardi 4 septembre 2007

Les ordres du docteur


Etrange expérience que celle que j'ai vécue il y a quelques jours. En surfant sur Wikipédia, je suis tombé par hasard sur une entrée consacrée à l'un de mes meilleurs amis, décédé tragiquement en pleine jeunesse il y a une quinzaine d'années. Je n'aurais pas dû être surpris: à la fin de sa vie, il avait acquis une certaine notoriété médiatique, et il ne lui a pas manqué grand-chose pour devenir ce qu'on appelle une star, ce qu'il ne souhaitait pas, du moins le disait-il. Du reste, cette notoriété n'était pas usurpée: certains caractères marquent leur époque, et il se rencontre des personnalités exceptionnelles qui accomplissent plus en trente ans de vie que bien d'autres en soixante ou soixante-dix. Bref, il n'y a au fond rien d'étonnant à ce que son nom figure aujourd'hui dans les encyclopédies: c'est ainsi que l'actualité d'hier devient peu à peu l'histoire. Mais c'est précisément là ce qui me trouble. Cette actualité-là, je ne me suis pas contenté de la suivre à la télévision, comme la guerre de Bosnie ou le tremblement de terre au Pérou; elle fut, elle reste une part de ma vie, et non la moindre, ni celle dont je suis le moins fier, et j'ai autant pleuré en perdant cet ami que quand mon père est mort deux ans plus tôt. Je le revois chez moi, avec moi, assis à mon bureau, à mes côtés, dans la pièce où j'écris ce billet. J'entends sa voix, j'entends son rire; je me souviens, allez savoir pourquoi, du jour où il a eu une crise d'hypoglycémie alors que nous étions ensemble au téléphone, à une époque où il s'inquiétait déjà beaucoup pour sa santé: j'ai presque dû l'obliger à raccrocher pour se soigner, alors qu'il voulait me parler encore un peu, comme pour se persuader que tout irait bien malgré tout. Des chansons de Sheila, je sais laquelle était sa préférée, je sais où il a passé ses dernières vacances, deux mois à peine avant sa mort. Tout cela m'appartient, restera mien aussi longtemps que je vivrai. Mais maintenant je sais aussi que je suis un témoin, que ces souvenirs intimes reviennent in fine aux autres. Bien sûr, ils restent de l'ordre du privé: personne d'autre que moi n'a vécu ces choses exactement comme moi, et quand bien même je raconterais tout, ici ou ailleurs, ce seraient toujours mes souvenirs. Mais c'est précisément pour cette raison que j'en suis aujourd'hui dépossédé; car ce que je suis seul, ou presque, à avoir vécu concerne tous ceux qui sont appelés à hériter de notre histoire, et ce que je ne livrerai pas pourrait bien être perdu à tout jamais pour ceux à qui la vérité est due, parce que moi seul, qui en suis l'un des acteurs, ai le pouvoir de la leur transmettre. J'ai donc corrigé et complété l'article de Wikipédia avec le sentiment du devoir accompli, en ayant l'impression étrange de livrer un peu de moi-même, plus peut-être que dans ce blog tout entier, sans pour autant parler de moi ni signer de mon nom. Ma discrétion est un gage et presque un effet de ma sincérité: car pourquoi m'identifier, moi qui ne suis pas célèbre, moi qui ne suis que le témoin, l'anonyme de passage, et à quoi servirait d'en dire plus? Mais quand je me relis, chaque mot parle de mon passé, et Wikipédia conserve, à l'insu de tous sauf de moi-même, une page de mon autobiographie.

jeudi 30 août 2007

Bling-bling

D'après certains éditorialistes, qui n'ont pas forcément tort, le Second Empire serait de retour depuis le 6 mai. C'est une bonne raison d'écouter un peu Offenbach, et notamment La Vie parisienne, qui date de 1866 mais où se trouvent quelques couplets prémonitoires, par exemple l'"Air du Brésilien" rendu célèbre par Dario Moreno. Heureuse, innocente époque que celle où les nouveaux riches se contentaient du bal d'Asnières, et où ils se juraient d'en "prendre pour leur argent" et non pour celui des autres...

(L'introduction de la vidéo est de Magali Noël, égérie de Boris Vian et de Federico Fellini.)


jeudi 23 août 2007

Les profiteroles de Wittgenstein


Tout le monde se souvient de l'(exaspérante?/attendrissante?) "scène de la biscotte" rendue célèbre par feu Michel Serrault. Tout gay que je suis, je ne m'y suis pour ma part jamais reconnu, pas plus du reste que l'hétérosexuel moyen ne se reconnaît sans doute dans les comédies de boulevard où les maris jaloux traquent les amants cachés dans le placard et où les épouses infidèles, mais in fine repentantes, arborent depuis 1971 les mêmes coiffures choucroutées à la Claude Pompidou. En revanche, j'ai eu cet été l'impression déconcertante de retrouver un moment de ma vie familiale transposé sur la scène d'un théâtre. Ce petit chef-d'œuvre de méchanceté caustique s'intitule en allemand Ritter, Dene, Voss, du nom des trois acteurs pour qui Thomas Bernhard l'a conçu en 1986 (la version française, Déjeuner chez Wittgenstein, a connu un grand succès en 2004 au Théâtre de l'Athénée). Deux actrices issues de la haute bourgeoisie viennoise ont décidé d'accueillir dans la maison familiale leur frère Ludwig, célèbre philosophe jusque-là interné au Steinhof, la clinique du docteur Frege. Atteinte d'une névrose ménagère au stade terminal, Dene, l'aînée, se dévoue corps et âme à ce frère qu'elle ne comprend pas mais auquel elle voue une passion possessive, en dépit des remarques sarcastiques que ne cesse de lui lancer la cadette, Ritter, surtout préoccupée de boire en cachette. Arrive Ludwig, qui, comprend-on bien vite, n'a nullement l'intention de se laisser emprisonner longtemps dans ce palais encombré de bibelots dépareillés et de mauvais portraits de famille, parmi les pendules de style Biedermeier et les napperons brodés par la grand-mère pendant ses villégiatures à Sils Maria. Est-il si fou, ce frère qui seul semble avoir une juste idée de la médiocrité environnante? Et n'est-il pas en définitive plus sain d'esprit que ses détraquées de sœurs, manifestement incapables du moindre geste vraiment créatif? A moins qu'il ne soit qu'un vieil enfant aigri qui dissimule à force de diatribes son propre vide intérieur. Le déjeuner suit son cours, les sauces succèdent aux soupes et l'écœurement gagne peu à peu, jusqu'au moment où Dene revient de la cuisine avec un plat de profiteroles préparées tout exprès pour Ludwig dont c'est, dit-elle, le dessert préféré. Les cinq minutes qui suivent sont un morceau d'anthologie. Manger ces profiteroles, demande Ludwig, se laisser gaver, sous prétexte d'amour fraternel, jusqu'à l'extinction définitive de tout sentiment et de toute pensée, se soumettre au chantage familial et accepter de renoncer à toute autonomie et à tout désir pour complaire à l'égoïsme de parfaits étrangers avec qui l'on se trouve, par hasard, partager les mêmes ancêtres? La "scène des profiteroles" m'a rappelé bien des repas de Noël, parce qu'il m'est arrivé souvent de penser toutes ces choses sans les dire, mais aussi parce que ce ton pontifiant, cette outrance par laquelle la "juste colère" verse dans le grotesque, me sont ô combien familiers, et qu'il m'en reste maints souvenirs cuisants. Il fallait le génie comique de Thomas Bernhard pour faire surgir de tout cela l'éclat de rire libérateur dont j'ai tant besoin ces temps-ci.

vendredi 10 août 2007

Mare nostrum


L'aveu est un peu singulier: moi qui ai grandi dans les pays du Nord, et dont les ancêtres se partagent entre la campagne du Maine et les rivages de la mer Baltique, je n'aime rien tant que la Méditerranée. Peut-être parce qu'elle a pour moi le charme de l'inconnu: exception faite de quelques brefs séjours en Italie ou sur la Côte d'Azur pendant mon enfance et mon adolescence, je ne l'ai pour ainsi dire jamais vue jusqu'au jour de juillet 2006 où PP, mon amoureux italien d'alors, m'a emmené en vacances à Ibiza. Mauvais choix, m'a-t-on dit depuis: quelle idée d'aller passer son été sur une plage envahie de clubbers, dans un des hauts lieux du tourisme de masse? Et de fait ce séjour ne m'a pas porté chance, puisque c'est là que s'est douloureusement achevée cette histoire d'amour dont j'espérais tout. Mais malgré cela, et quoi qu'en disent tous les rabat-joie de la terre, je garde des Baléares un souvenir ébloui: j'y ai perdu PP, mais il m'a donné l'Espagne en guise de cadeau d'adieu, l'Espagne et la langue espagnole que j'ai décidé d'apprendre, et aussi cette mer sans pareille que j'ai découverte de la plus belle manière, au crépuscule, sur la Playa d'en Bossa, au cours d'une baignade où tout se mêlait, la douceur de l'eau, l'éclat du soleil couchant et les échos de l'ambient en provenance du bar de la plage.

Il y a loin, sans doute, de ce raffinement d'esthète aux ambiances populaires du Panier ou du Vieux-Port de Marseille où je viens de passer quelques jours. Pourtant, j'y ai retrouvé l'essentiel de ce qui fait pour moi la Méditerranée: l'amour de la sensation savourée pour elle-même, le rythme nonchalant de cette mer sans marées, et la simplicité d'un mode de vie que la chaleur et le soleil, devant qui tous sont égaux, affranchissent d'une forme de prétention bien parisienne (et c'est un Parisien qui le dit!). Par ailleurs, le mélomane que je suis ne peut pas rester insensible à l'extraordinaire expérience sonore que procure un séjour sur les rivages du Mare nostrum. Si Ibiza est l'une des capitales de la house, je me souviens surtout du frémissement constant d'une ville où toutes sortes de bruits se mêlent à toute heure, même les plus tardives: et je repense à une nuit d'insomnie, PP allongé, un peu souffrant, sur le canapé du salon, et moi cherchant à le réconforter, saisi presque à contrecœur par cette extraordinaire musique... Marseille n'est pas l'Espagne, mais bien la ville de tous les métissages, où Mozart, MTV et le raï se côtoient et se heurtent dans une joyeuse cacophonie. Il faut entendre cela pour comprendre l'art si consommé et pourtant si peu policé d'une Maria Callas, chanteuse méditerranéenne s'il en est, sa voix faite pour rivaliser avec le vacarme de la rue, sa façon de déclamer Verdi ou Cherubini comme on interpelle une voisine sur le pas de la porte, l'émotion vécue comme un état du corps plus que comme un état d'âme, l'amour pareil à la soif ou à la brûlure d'un coup de soleil. Et c'est aussi cela que j'apprends depuis peu: à reconnaître dans la musique cette Méditerranée imaginaire, à retrouver à l'écoute d'un disque les sensations particulières dont s'accompagne une promenade sur le rivage, à l'heure où la chaleur doucement s'estompe et où la vie, à grand bruit, reprend son cours.

vendredi 20 juillet 2007

A bicyclette


J'attendais depuis longtemps l'occasion de me remettre au vélo, mais comme de nombreux Parisiens, j'ai un petit appartement où il est impossible de ranger un deux-roues sans gravement compromettre ma qualité de vie. Quant à garer l'objet dans la rue, pas question: trop de vols... Mais comme il est désormais possible de louer des vélos à la demi-heure à tous les coins de rue, mes réticences n'ont plus lieu d'être, et je renoue avec le Thomas Voeckler qui sommeille en moi depuis l'enfance. A bicyclette, j'ai l'impression de voyager en tapis volant: la vitesse, l'aisance des déplacements me donnent un curieux sentiment d'irréalité, et mon quartier s'est subitement agrandi, maintenant que je peux atteindre en quelques instants des lieux auparavant inaccessibles en moins de vingt minutes. Et puis tout cela me rappelle furieusement mes années passées en Angleterre, et le magnifique vélo de la police que j'ai dû abandonner en partant, malgré tous les services qu'il m'avait rendus... (C'était avant l'Eurostar: pousser une bicyclette sur le ferry trans-Manche en plus de mes lourds bagages ne me disait pas grand-chose. Et comment aurais-je fait pour la transporter jusqu'à Douvres depuis ma petite ville du Cambridgeshire?) Mais ce qui m'amuse le plus, ce sont encore les remarques que j'entends çà et là depuis que je suis redevenu cycliste. Le vélo rend bavard, qui l'eût cru? Quelques exemples, tous authentiques:

"Depuis que les gens font du vélo, ils ont le sourire. Demain nous essayons!" (deux lesbiennes déjà très souriantes, bien que piétonnes)

"Vous savez où je peux trouver une station?" (un quidam qui est venu me taper sur l'épaule avec un parfait sans-gêne alors que je poussais mon vélo sur le trottoir devant la gare du Nord et que je répondais à un appel téléphonique urgent)

"J'échange le mien contre le tien!" (un ami VTTiste croisé à un feu rouge près de chez moi)

"Ils sont sympa, ces vélos. Delanoë n'a vraiment que de bonnes idées." (un petit brun d'une vingtaine d'années devant une borne Vélib)

"On peut prendre un abonnement même si on n'est pas parisien?" (une provinciale hilare assise au volant de sa voiture, comme je remontais la rue des Archives, à défaut de descendre des fleuves impassibles)

"Il est électrique? Hein? Il est électrique? Comment? Je veux savoir s'il est électrique?" (un passant dur d'oreille, devant l'Opéra Bastille)

"Il faut combien de chiffres pour faire un numéro d'abonné?" (un brave homme qui venait de regarder avec attention comment je m'y étais pris pour retirer mon vélo)

"C'est bien joli, tout ça, mais si vous avez un accident, qui paye?" (le patron de mon bistrot préféré)

"Y avait Fernand, y avait Firmin,
Y avait Francis et Sébastien
Et puis Paulette..." (Yves Montand)

Bon, je vais être franc: Paulette, je m'en fiche un peu, je préférerais mon beau P., avec ou sans bicyclette, et tant pis pour la rime...

jeudi 12 juillet 2007

Forêts paisibles

Il y a la musique...

Il y a la belle musique...

Et puis il y a quelques "tubes" irrésistibles qui me donnent envie de danser, de chanter, de rire, même quand il fait gris et que celui que j'aime est loin. Par exemple le merveilleux rondeau des Indes Galantes, qui date de 1735 et n'a pas pris une ride:



P., je te dédie ces quelques minutes de joie toute simple...

samedi 7 juillet 2007

Sonnez deux fois



Les temps sont durs... P. est parti (il reviendra!), j'ai dû prendre une avocate pour essayer de régler une sale affaire familiale, et je dois penser à mon déménagement, que je n'avais ni prévu, ni désiré. C'est beaucoup pour un seul homme, et pour un seul été. Heureusement, j'ai eu la chance de passer les derniers jours de juin en Provence; et comme ce blog, malgré son titre, commence à prendre une tournure plus poétique et littéraire que musicale, je ne résiste pas à l'envie de citer Paul-Jean Toulet:

Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd;

Et que se taisent les colombes:
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.

En Arles, je n'ai pas visité les Alyscamps (le vieux cimetière peint par Van Gogh et Gauguin en 1888), mais j'ai observé toutes sortes de choses curieuses, par exemple cette sonnette agrémentée d'un amusant message. Si le facteur sonne toujours deux fois, comment les occupants du premier étage font-ils pour recevoir leur courrier? Leurs voisins du deuxième font-ils le tri au sein de l'immeuble? Et si un jour ils en avaient assez, depuis le temps? (Car la chose dure bien depuis cent ans: tout cela n'est pas neuf, on le voit bien...) Mystère.

Régine Crespin est morte avant-hier. Je ne l'ai jamais entendue chanter, mais j'ai assisté à une master class qu'elle a donnée au Théâtre du Châtelet à la fin des années 1990; j'en reparlerai peut-être un jour. Sa Brünnhilde de La Walkyrie est de toutes la plus belle, la plus douce, douce comme un mot d'amour au cimetière des Alyscamps, à faire fondre tous les Siegmund du monde. Mais j'aime par-dessus tout ses extraits des Troyens de Berlioz, et son Hérodiade de Massenet, dont il ne reste hélas que des fragments. Un lien intéressant, pour les mélomanes anglophones: The Crespin Project...

samedi 16 juin 2007

Omnia vincit amor


Quand j'étais étudiant, j'adorais les versions latines, d'abord parce que j'ai toujours aimé la traduction littéraire, et aussi parce que c'était un moyen de découvrir de merveilleux auteurs, dont certains comptent encore parmi mes écrivains favoris: Pétrone, Augustin... (Oui, je sais, un romancier libertin et un évêque, c'est un peu le mariage de la carpe et du lapin: mais il est inutile de chercher à expliquer un coup de foudre, même en matière de littérature.) Cela dit, si je devais n'en choisir qu'un, ce serait Virgile. Il y a chez lui des vers que je n'ai jamais oubliés, et qui me donnent encore des frissons, surtout quand je les relis dans la langue originale, même si mon latin, vingt ans après, n'est plus ce qu'il était.

Iam neque hamadryades rursus nec carmina nobis
ipsa placent; ipsae rursus concedite silvae.
non illum nostri possunt mutare labores,
nec si frigoribus mediis Hebrumque bibamus,
Sithoniasque nives hiemis subeamus aquosae,
nec si, cum moriens alta liber aret in ulmo,
Aethiopum versemus ovis sub sidere Cancri.
omnia vincit Amor; et nos cedamus Amori.

(Dixième Bucolique)

J'ai trouvé sur Internet une jolie traduction anglaise dans le style de Milton, dont j'ignore l'auteur:

Now neither Hamadryads, no, nor songs
Delight me more: ye woods, away with you!
No pangs of ours can change him; not though we
In the mid-frost should drink of Hebrus' stream,
And in wet winters face Sithonian snows,
Or, when the bark of the tall elm-tree bole
Of drought is dying, should, under Cancer's Sign,
In Aethiopian deserts drive our flocks.
Love conquers all things; yield we too to love!

(Projet Gutenberg)

Et aussi cette traduction française de 1850:

Déjà les Hamadryades, déjà les chants
Ne me plaisent plus; et vous aussi, forêts, adieu:
Mes rudes travaux ne pourraient vaincre l'invincible Amour;
Non, quand même je boirais les eaux glacées de l'Hèbre,
Quand au fort des hivers pluvieux j'endurerais les neiges de la Sithonie;
Quand même, à l'heure où l'écorce desséchée des grands ormeaux
Meurt sous les feux du midi, je conduirais mes brebis
Dans les plaines de l'Ethiopie, brûlées par le Cancer:
L'Amour soumet tout; et toi aussi, cède à l'Amour.

(C'est fort joliment dit, à ceci près que le Cancer désigne ici le signe astrologique, autrement dit le soleil de juillet, comme le souligne le traducteur anglais; quant aux derniers mots, j'y vois un pluriel et non un singulier: "nous aussi, cédons à l'Amour". Mais trêve de pédantisme...)

J'ai repensé à ces vers quand j'ai parcouru le commentaire qu'en donne celui que les Italiens appellent il papa Ratzinger dans son encyclique Deus Caritas Est (encore une étrange lecture!). A en croire le pape, le poème de Virgile célébrerait la puissance débordante de l'eros, qui semble capable de "nous arracher à la finitude de notre existence" et se fait fort de nous procurer "l'expérience de la plus haute béatitude." Bien entendu, l'Eglise de Rome objecte qu'il s'agit là d'une "fausse divinisation" de l'eros, de sa "déformation destructrice", à laquelle il conviendrait de "déclarer la guerre" pour mieux redonner à l'amour humain sa véritable signification. J'ai le net sentiment que nous n'avons pas lu le même poème. Amour (avec majuscule) est certes un dieu, un petit dieu guerrier, mais toute la question est de savoir quand déposer les armes: il ne s'agit pas de se laisser aller sans résistance, mais de choisir à quel moment consentir à sa défaite. Et une défaite à laquelle on consent, un abandon que l'on s'impose à soi-même, conduisent-ils à l'oubli ou à la connaissance de soi? "Et nos", "nous aussi", nous avons notre mot à dire dans cette affaire...

samedi 9 juin 2007

Les petites choses


En avril 1934, la cantatrice Lotte Lehmann, connue pour son opposition au régime nazi, donnait un concert à Dresde quand on lui fit savoir que Göring était au téléphone et qu'il voulait lui parler. Imperturbable, Lehmann termina le cycle de mélodies qu'elle était en train de chanter, puis quitta la scène dans un silence de mort, devant un public horrifié par son audace. Entre-temps, Göring avait raccroché. Le lendemain, Lehmann fut convoquée de toute urgence à Berlin. Göring la reçut dans son bureau (non sans l'avoir fait longuement patienter à son tour) et lui fit une offre fabuleuse: une pension à vie, une villa, un cheval, des cachets mirifiques... "Et pourquoi pas un château au bord du Rhin, pendant que vous y êtes?" lança Lehmann pour toute réponse. Il n'y avait qu'une seule condition, observa Göring: Lehmann devrait rester en Allemagne et renoncer à se produire à l'étranger, pour que les mélomanes soient obligés de venir l'écouter à Berlin. Lehmann: "Une artiste appartient au monde. Pourquoi faudrait-il que je me contente d'un seul pays? La musique est un langage universel, je suis sa messagère et j'entends bien chanter dans le monde entier." Göring: "Mais avant tout vous êtes allemande. Ou est-ce que je me trompe? Et à Berlin, vous seriez sûre de n'avoir que de bonnes critiques..." Lehmann: "Pourquoi donc? Il peut m'arriver de mal chanter." Göring: "Si je trouve que vous avez bien chanté, tous les critiques seront d'accord. Et si l'un d'entre eux ose me contredire, il sera liquidé." Nullement impressionnée, Lehmann éclata de rire et partit en claquant la porte. Fort heureusement pour elle, les nazis ne pouvaient pas se permettre en 1934 de "liquider" une star internationale, mais elle fut chassée d'Allemagne et poursuivit sa carrière en Autriche, puis, après l'Anschluss, aux Etats-Unis, malgré les tracasseries auxquelles étaient soumis les Allemands réfugiés en Amérique, quelle que soit par ailleurs la sincérité de leur engagement anti-nazi.

Internet recèle des trésors, notamment le site de la Lotte Lehmann Foundation où les plus beaux enregistrements de la diva sont disponibles gratuitement au format mp3: des airs d'opéras, des lieder et l'intégrale du Voyage d'hiver de Schubert, enregistré aux Etats-Unis au début des années 1940. Une merveille parmi d'autres, cette mélodie de Hugo Wolf, "Auch kleine Dinge"...

Auch kleine Dinge können uns entzücken,
Auch kleine Dinge können teuer sein.
Bedenkt, wie gern wir uns mit Perlen schmücken;
Sie werden schwer bezahlt und sind nur klein.
Bedenkt, wie klein ist die Olivenfrucht,
Und wird um ihre Güte doch gesucht.
Denkt an die Rose nur, wie klein sie ist,
Und duftet doch so lieblich, wie ihr wisst.

Paul Heyse (1830-1914)

(Les petites choses aussi peuvent nous enchanter,
Les petites choses aussi peuvent être précieuses.
Songez comme nous aimons nous parer de perles;
Leur prix est immense, bien qu'elles soient toutes petites.
Songez au fruit de l'olivier: il est petit,
Mais recherché pour sa saveur.
Songez ne serait-ce qu'à la rose: elle est petite,
Et pourtant son parfum est si doux, comme chacun sait.)

jeudi 7 juin 2007

Lyon

Je rentre à l'instant d'un bref séjour à Lyon qui m'a donné l'occasion de vivre plusieurs moments très forts.

Tout d'abord avec A., ma cousine. J'admirais beaucoup le couple qu'elle formait avec P., son mari; l'intelligence, l'écoute, le partage, le respect mutuel, l'humour aussi, tout cela les rendait exemplaires à mes yeux, et il m'est arrivé plus d'une fois de penser à eux quand j'étais confronté à mes propres déboires sentimentaux. P. est mort subitement à l'automne. Je n'avais pas revu A. entre-temps, pas même aux obsèques, auxquelles je n'ai pas pu assister à cause de mon travail. Avant-hier, A. m'a dit, avec un grand sourire: "Au moins j'ai vécu une grande histoire d'amour. Tout le monde ne peut pas en dire autant." Bien sûr, elle regrette infiniment P.; mais elle ne regrette rien de ce qui s'est passé entre eux: pas d'occasion manquée, pas de non-dit persistant, pas de malentendu désormais irrémédiable; pas d'amertume, mais de la gratitude et des souvenirs de bonheur. Et c'est là encore un exemple que je n'oublierai pas. Ce qui compte, ce n'est pas la perte; c'est de savoir accueillir avec joie l'amour qui nous est donné, car ce que l'on accueille ainsi ne s'évanouit jamais plus, quoi qu'il arrive. Je voudrais apprendre à vivre ainsi.

J'ai aussi revu des amis, notamment A., un camarade d'université que j'avais perdu de vue depuis plusieurs années, et que j'ai été amené à croiser de nouveau pour des raisons professionnelles. Il habite à Lyon avec sa femme T., que je n'avais pas revue depuis l'époque où nous étions tous les trois étudiants. Nous avons pris un verre ensemble ce matin dans un café de la place Bellecour, et les questions que T. m'a posées m'ont amené à résumer en quelques mots les quinze dernières années de ma vie, d'où des raccourcis vertigineux. Au jour le jour, des décisions sont prises, des changements de cap s'opèrent, mais le quotidien prend toujours le dessus, et tout, à la longue, finit par paraître normal, y compris ce que l'on aurait trouvé incompréhensible six mois auparavant. Mais, bien sûr, T. n'a rien suivi de tout cela, d'où sa surprise: je ne suis pas du tout celui qu'elle imaginait, compte tenu des derniers souvenirs qu'elle avait conservés de moi! Par contrecoup, j'étais presque étonné moi-même d'avoir suivi un parcours aussi imprévisible... J'ai ressenti une autre forme de vertige en apprenant que A. et T. ont une fille, que je n'ai jamais rencontrée, et qui passait aujourd'hui la première épreuve du bac. Moi qui m'imaginais naïvement que les enfants de mes amis n'avaient pas dépassé le CP! Encore une illusion réconfortante à laquelle il va falloir renoncer...

Mention spéciale pour C., qui m'a montré la maison de Louise Labé. Je suis allé à Lyon dans l'espoir d'y rencontrer un poète; et le poète était au rendez-vous. Ce n'était pas celui auquel je m'attendais, mais quelle importance? On n'oublie pas des vers comme ceux-ci:

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournés!

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô mille morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destinés!

Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts!
Ô luth plaintif, viole, archet et voix!
Tant de flambeaux pour ardre une femelle!

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en ait sur toi volé quelque étincelle.

samedi 26 mai 2007

Bonheur

Je passais avant-hier soir devant les Thermes de Cluny, si joliment éclairés que j'en ai profité pour les photographier avec mon portable. Ils me rappellent beaucoup de beaux souvenirs: une sortie scolaire qui a marqué mon enfance (je devais avoir douze ans, le Moyen-Age me fascinait, l'Antiquité encore plus), mes études à la Sorbonne toute proche, mes soirées entre amis dans le Quartier Latin, et aussi, par association d'idées, mes premières vacances italiennes en 1982, ou encore ma découverte toute récente du vieux Barcelone, cette curieuse ville à deux niveaux où se visitent, par dessous les ruelles et les places d'époque médiévale, les vestiges de la cité romaine. Depuis peu, les Thermes de Cluny me rappellent aussi une promenade avec P., qui m'a offert aujourd'hui une journée de grand, de très grand bonheur.

dimanche 20 mai 2007

Komm, Hoffnung


Un blog, pour quoi faire? Pour parler un peu de soi, bien sûr. Mais encore? Parler de soi, pour dire quoi, et à qui? J'ai toujours eu le sentiment que les autoportraits les plus réussis sont ceux où l'auteur, justement, ne cherche pas à se décrire: on ne se dévoile jamais autant que quand on parle de tout autre chose que soi. Et c'est ainsi, du reste, que l'on peut espérer dire des choses intéressantes: de tous les sujets qui me préoccupent, mon nombril est bien celui qui a le moins de chances de concerner qui que ce soit d'autre. Donc il sera question de tout dans ce blog, sauf de moi, de mon identité, de ma raison sociale, bref de l'individu que je contemple tous les matins dans le miroir de ma salle de bains. En revanche, je parlerai de ce(ux) que j'aime, de ce(ux) qui donnent un sens à ma vie, de ces mille et une choses, grandes ou petites, qui font la saveur de mon existence, et des êtres chers avec qui je les partage. D'autres s'y reconnaîtront peut-être. Tant mieux: si ce qui compte pour moi compte aussi pour eux, si je peux les amuser, les toucher, les émouvoir ou les faire réfléchir, alors je n'aurai pas perdu mon temps, et eux auront appris — un peu — à me connaître.

OperaLover: le titre que j'ai choisi est assez explicite. Et c'est donc par un opéra que je commencerai, Fidelio de Beethoven. Un opéra politique: c'est peut-être la raison pour laquelle j'y pense aussi souvent ces temps-ci.

La scène est en Espagne, c'est-à-dire nulle part. Le pays est en proie à la dictature; une répression féroce s'abat sur tous les opposants. Léonore s'est fait embaucher incognito dans la prison où est enfermé son mari Florestan, dont le seul crime est d'avoir voulu dénoncer les abus commis par le régime. Un jour, elle surprend une conversation où Pizarro, le gouverneur de la prison, ordonne l'exécution de Florestan. Léonore réagit ainsi:

Abscheulicher! Wo eilst du hin?
Was hast du vor?
Was hast du vor in wildem Grimme?
Des Mitleids Ruf, der Menschheit Stimme,
Rührt nichts mehr deinen Tigersinn?
Doch toben auch wie Meereswogen
Dir in der Seele Zorn und Wut,
So leuchtet mir ein Farbenbogen,
Der hell auf dunkeln Wolken ruht:
Der blickt so still, so friedlich nieder,
Der spiegelt alte Zeiten wider,
Und neu besänftigt wallt mein Blut.

Komm, Hoffnung, lass den letzten Stern
Der Müden nicht erbleichen!
O komm,
Erhell mein Ziel, sei's noch so fern,
Die Liebe, sie wird's erreichen.

Ich folg dem innern Triebe,
Ich wanke nicht,
Mich stärkt die Pflicht
Der treuen Gattenliebe!
O du, für den ich alles trug,
Könnt' ich zur Stelle dringen,
Wo Bosheit dich in Fesseln schlug,
Und süssen Trost dir bringen!
Ich folg dem innern Triebe, etc.

(Ah! Monstre abominable! Où vas-tu, si pressé?
Que peux-tu bien préparer?
Que peut bien préparer cette fureur sauvage?
Le cri de la pitié, les sentiments humains
N'auront-ils jamais raison de ta cruauté de tigre?
C'est le mugissement des vagues de la mer
Qui vient emplir ton âme de colère et de rage,
Tandis qu'un arc-en-ciel s'illumine pour moi
Qui pose sa clarté sur les nuages sombres:
L'éclat de son regard est tranquille et serein;
On y voit le reflet de temps déjà anciens,
Et mon sang apaisé s'anime de nouveau.

Oh! espoir, viens à moi, ne laisse pas s'éteindre
Cette dernière étoile, pour moi qui suis si lasse!
Oh! viens,
Eclaire mon chemin! Si loin que soit le but,
L'amour y parviendra.

J'obéis à la voix de mon instinct secret
Sans jamais hésiter.
Ma force, je la dois au devoir que m'inspire
La constance des liens de l'amour conjugal.
O toi qui es celui pour qui j'ai tout souffert!
Puissé-je pénétrer jusque dans cet endroit
Où la méchanceté t'a jeté dans les fers
Afin de t'apporter un tendre réconfort!
J'obéis à la voix, etc.)

La traduction (de l'Avant-Scène Opéra) est un peu maladroite; mais peu importe: cet air me bouleverse. Léonore ignore si Florestan sortira un jour de prison, s'il se souvient encore d'elle, si l'épreuve ne l'a pas brisé au point qu'il est incapable de revenir à une vie normale, et si la mort décrétée par Pizarro n'est pas préférable à une existence qui n'a peut-être plus rien d'humain. Il ne lui reste qu'une chose: elle sait que Florestan est là, qu'il est encore vivant, que seules quelques dizaines de mètres les séparent, bien qu'elle se sache incapable de les franchir; et ce maigre réconfort est sur le point de lui être ôté. Mais c'est justement à ce moment-là, alors que tout semble perdu, que Léonore découvre l'essentiel: l'amour, l'espoir en l'amour, l'amour qui à lui seul donne des raisons de croire en la vie, même au cœur de la plus profonde solitude, quand tout paraît prouver (à tort!...) qu'il n'y a plus rien d'autre à attendre que la mort. J'écoute souvent cet air dans mes moments de tristesse, pour me rappeler que les plus belles raisons d'espérer et d'aimer ne doivent pas venir du dehors: c'est au fond de soi qu'il faut aller les chercher. J'aimerais ne jamais oublier cette importante leçon.