lundi 7 janvier 2008

Les oreilles décollées


Depuis le départ de P., je suis à la recherche d'un mari — sans succès pour l'instant (mais qu'attendent donc mes nombreux lecteurs pour passer à l'action?...). J'ai bien sûr fait plusieurs rencontres, mais aucune ne s'est avérée particulièrement prometteuse; un certain nombre ont même viré au cauchemar, ou à la comédie de boulevard, c'est selon; et me voici donc, à mon corps défendant, en mesure de raconter quelques historiettes amusantes ou instructives sur la vie gay à Paris en ce brillant début de vingt-et-unième siècle. A force de me dire qu'il y aurait là matière à écrire un joli recueil de nouvelles, j'ai fini par penser que je pourrais commencer par en consigner quelques-unes ici. Voici donc le premier épisode, tout à fait véridique (à ceci près que j'ai modifié le prénom, la profession et tous les détails susceptibles d'aider à identifier la personne dont il s'agit: la diffamation n'est pas mon affaire, et mon avocate est déjà bien assez occupée par ailleurs!).

Samedi soir, tard dans la nuit, je suis assis au comptoir de mon bar favori, une bière à la main, quand un joli trentenaire aux airs de brun ténébreux attire mon regard. Le trentenaire s'approche et, ô merveille, engage la conversation, sur un ton de courtoisie presque exagérée (qui, je me le dis maintenant, aurait dès le départ dû m'alerter: les compliments mielleux ne sont guère de mise dans ces endroits-là). Jean-Marc, ainsi l'appellerai-je, est violoniste de concert, et n'a, selon ses dires, guère l'habitude de sortir dans le milieu gay, qu'il trouve rempli de grossiers personnages incapables du moindre respect. Loin de le contredire, j'abonde tout à fait sincèrement dans son sens, ce qui bien entendu lui donne envie de poursuivre le dialogue. Comme le bar est sur le point de fermer, nous décidons d'aller faire un tour dans un autre lieu pourvu d'une piste de danse et donc autorisé à rester ouvert jusqu'à une heure plus tardive. Nous arrivons, et je demande à mon brun trentenaire ce qu'il souhaite boire; à quoi il répond, à grand renfort de plates excuses, qu'il n'a plus d'argent sur lui et qu'il ne prendra donc rien. Message reçu, mais en vain: je suis moi-même à court de liquide, et je ne peux donc lui proposer que de partager mon verre, ce qu'il accepte de faire après force minauderies. La conversation s'engage, d'abord tout à fait courtoise; le jeune homme m'a tout l'air charmant, intelligent, cultivé, et l'attirance physique paraît réciproque, ce qui me pousse in fine à lui suggérer de venir prendre un dernier verre chez moi.

Jean-Marc accepte, là encore après des protestations bien inutiles; et c'est alors qu'en chemin, il me parle du drame existentiel qui, depuis l'adolescence, fait son malheur: ses oreilles décollées. J'avoue ma surprise: son visage est tout à fait avenant, sa coiffure élégante met ses traits en valeur tout en couvrant ses oreilles qui, du coup, n'avaient pas jusque-là attiré mon attention, bref je suis stupéfait qu'un détail aussi insignifiant puisse contribuer à ruiner une existence. Arrivé chez moi, et assis devant un verre de rosé (je verrai, pendant la nuit, la bouteille se vider à une vitesse alarmante), Jean-Marc insiste: tout le monde se moque des hommes aux oreilles décollées, et c'est là un handicap particulièrement lourd dans une profession comme la sienne, où il est essentiel de donner de soi une image aussi irréprochable que possible. "Sur les photos où j'apparais avec mes amis, tout le monde voit bien que j'ai l'air ridicule, et je ne le supporte plus", dit-il avec insistance. Je tente de détourner la conversation vers d'autres sujets; j'y suis aidé par ma riche discothèque, et par un CD de la Callas, qui se trouve être sa cantatrice préférée — autant, semble-t-il, pour sa voix que pour le spectaculaire naufrage de ses dernières années, qui exerce sur mon joli violoniste une fascination morbide. "Tous les artistes passent par là... Tous finissent mal!" soupire-t-il, avant de me demander si je le trouve déjà ravagé par la vieillesse, lui qui, à trente-six ans, bientôt trente-sept, guette sur son visage les signes de la déchéance. (Un peu plus tôt, dans la rue, il s'était inquiété, sur un ton apparemment sincère, de la tragique descente aux enfers de la chanteuse Britney Spears: "Elle doit bien avoir une maman pour s'occuper d'elle..." Belle sollicitude.)

Le vin et la musique aidant, je tente un baiser, qu'il accepte; mais alors que nous en sommes aux câlins, il m'apprend qu'il est désespérément amoureux de l'un de ses collaborateurs, hétérosexuel indécrottable et, à l'entendre, beau à se pâmer. Beau, certes, je le crois sur parole; mais inaccessible pour des raisons qu'il faut bien accepter: ne serait-il pas plus raisonnable de désirer quelqu'un de disponible, et le monde n'est-il pas plein de garçons tout ce qu'il y a de plus gay à qui un charmant violoniste trentenaire plairait beaucoup? "Je le désire, me répond-il, mais en plus je l'envie: je voudrais être lui. Il n'a pas les oreilles décollées." Et de m'expliquer que les femmes ne convoitent pas les garçons comme lui, et que les hommes ne les respectent pas. Et puis le bellâtre objet de son admiration jalouse n'a que vingt-cinq ans, alors que lui en a déjà trente-six, bientôt trente-sept... (J'en ai quarante-deux, il le sait et je le lui redis, mais en vain.) A force de l'entendre répéter les mêmes lamentations, apparemment indifférent aux efforts que je déploie pour l'amener à s'intéresser à moi, je commence à lui répondre sur un ton un peu plus ferme, et je lui dis que passé le premier mouvement d'enthousiasme, il y a quelque chose de parfaitement égoïste à s'infliger une passion malheureuse pour un garçon qui se refusera toujours: c'est se comporter comme si les autres n'existaient pas et comme si le monde ne pouvait que se plier à nos désirs pour peu que nous le lui demandions avec assez d'insistance. Ma remarque surprend beaucoup le brun violoniste, qui se décrit comme un petit être sans défense en butte à l'hostilité de la terre entière, à cause, bien entendu, de ses oreilles décollées. Et aussi de son homosexualité qui, me presse-t-il de reconnaître, est quand même un drame épouvantable dans une existence. N'est-il pas préférable, dit-il, d'être "normé", d'être hétérosexuel et de ne pas avoir les oreilles décollées? Et puis qui désirer d'autre qu'un hétérosexuel: ils sont autour de nous, comment ne pas les voir, comment ne pas les aimer? et pourquoi leur préférer ce qu'il appelle une "tarlouze du Marais"?

Je pourrais lui rappeler qu'il m'a rencontré dans le Marais, dans un bar gay, et que je serais en droit de prendre pour moi cette remarque plus que déplacée; mais la patience prend (provisoirement) le dessus, et je lui réponds que c'est à lui de se battre pour se faire dans le monde la place qu'il désire: rien ne nous est donné sans effort. "C'est bien joli, ce que tu me dis, et très politiquement correct... mais je ne veux pas me battre. J'ai eu une grave dépression, j'ai passé un an dans un hôpital psychiatrique et j'ai fait deux tentatives de suicide. Je te le dis sans que ce soit un appel au secours: j'ai décidé d'en finir, je veux crever. Je voulais seulement enregistrer d'abord un dernier disque, il est presque terminé, après je laisse tomber." J'insiste: il faut se battre, et les difficultés dont il se plaint sont largement de son fait. Quelle idée de s'obstiner à désirer un hétérosexuel, si beau soit-il, et aurais-je jamais regardé ses oreilles s'il ne m'en avait pas parlé lui-même? "Ah, tu vois, toi aussi tu fais attention à mes oreilles. Je le sais bien, c'est ainsi: les autres méprisent les hommes aux oreilles décollées", répète-t-il sur un ton catégorique. A quoi je réplique avec une irritation croissante: "Je n'ai pas les oreilles décollées, et je ne méprise pas ceux qui ont les oreilles décollées. Ton discours m'exclut, tu parles comme si je n'existais pas. Pourquoi m'obliger à être d'accord alors que je suis la preuve que ce que tu dis est faux? Pourquoi veux-tu à tout prix que je cautionne un préjugé stupide? — C'est ainsi, réplique-t-il: tout le monde méprise ceux qui ont les oreilles décollées, un point c'est tout." Je n'y tiens plus: je contemple le joli visage de mon brun violoniste, la bouteille de rosé depuis longtemps vide, le cendrier rempli de mégots malodorants, et tout cela m'écœure. Je lui demande fermement de partir. Il se lève, récupère son briquet, en profite pour empocher le paquet de cigarettes oublié chez moi par P., et, drapé dans sa dignité, se dirige vers la sortie. Je lui dis au passage: "Tu as le don de gâcher les situations les plus prometteuses. Il y avait mieux à faire que de m'assommer avec tes histoires d'oreilles décollées, et j'aurais voulu autre chose. — Quoi donc? baiser?" répond-il sur un ton d'incommensurable mépris. Je le pousse sur le palier et je lui ordonne de me laisser seul. "Tu vois bien, dit-il alors, que ce que je dis est vrai, tout le monde me rejette à cause de mes oreilles décollées." Je crie: "Non! non!" Puis je claque violemment la porte au nez de mon violoniste de concert.