samedi 15 mars 2008

Un sonnet oublié de Shakespeare?


Quand j'étais étudiant, vers 1984-85, j'avais deux passions: la poésie, de préférence anglaise, et un certain T., garçon charmant et hétérosexuel indécrottable à qui je n'osais pas déclarer ma flamme de peur de perdre son amitié.

Il fallait bien qu'un jour mes deux amours se rencontrent, et que comme tous les soupirants un tant soit peu fleur bleue, je me risque à dédier un poème à l'homme de mes pensées. Je l'ai retrouvé tout à l'heure alors que je triais mes affaires en vue de mon prochain déménagement; le voici:

Why should I sing, O love, my love to thee?
Thou wilt not hear, nor will I thee constrain,

Lest I offend, lest I despised see

My humble words, and lose what I would gain:

For thy sweet company, thy loving smile,

The silent passages of brother minds,

Which cause my tears, my tears alone beguile,

And with them grac'd, my heart contentment finds.

But thou shouldst fear, nor shouldst let me disprove,

That I much more ambitiously should want,

And my assum'd presumption to reprove,

Instead of giving more, the less shouldst grant.

Thus, tho' my heart burn with undisclos'd pain,
Fear of thy fear bids me silent remain.

En relisant vingt-deux ans après ce poème dont j'avais oublié jusqu'à l'existence (le manuscrit est daté du 16 septembre 1985), je ressens des sentiments contradictoires. De l'admiration, d'abord: le pastiche shakespearien est d'une rigueur et d'une virtuosité dont je serais aujourd'hui bien incapable; tout y est, les rimes sont en place, la syntaxe est impeccable, menus archaïsmes compris ("Tho' my heart burn...": je savoure ce subjonctif d'une délicieuse préciosité), la volta tombe à point nommé au vers 9, et la rhétorique très affûtée témoigne d'un sens du paradoxe on ne peut plus adapté à la situation que je vivais alors. De l'admiration, et un frisson rétrospectif: car le vers 6, "The silent passages of brother minds", ne relève pas de la simple imitation, même très aboutie; j'y perçois un authentique élan poétique, et aussi, subtilement formulée mais in fine tout à fait claire, la revendication d'un désir homosexuel que j'aurais à l'époque été bien incapable d'afficher plus ouvertement. Est-ce de cela qu'il s'agit quand j'évoque les "échanges silencieux" de deux esprits qui se comprennent fort bien sans que rien soit dit? (Le beau T. n'était sans doute pas aussi naïf qu'il le prétendait...) Du reste, le travail de l'allitération ("The silent passages of brother minds") n'est pas sans faire entendre une hésitation très barthésienne sur le binôme s/z, d'autant plus perceptible que la prosodie se permet ici des libertés qui font un peu défaut dans le reste du poème.

Mais je n'en suis pas moins frappé par la pauvreté du registre figural: dire ou taire, dire tout en taisant, ou faire le choix d'un très éloquent silence, telle est ici la question, ce qui se comprend compte tenu du contexte, mais n'en laisse pas moins sur sa faim le lecteur de William Carlos Williams que je suis entre-temps devenu. Où sont les images? Le grand Will s'en montre rarement aussi économe, et ce sonnet, comparé à son modèle, n'est pas de la plus belle eau. (Mais fallait-il attendre autre chose d'un travail d'étudiant...) Surtout, je ne peux que relever la similitude évidente entre la contrainte linguistique et formelle que je m'étais imposée (écrire un sonnet en anglais, et dans le style de Shakespeare, excusez du peu), et la contrainte discursive contre laquelle je luttais alors au quotidien, et qui faisait de mon homosexualité un secret quasi inavouable. Arriver à maîtriser les règles du dire de manière à lui imposer un jour ma propre loi, tel était en définitive l'enjeu véritable, bien plus que l'aveu d'amour d'ailleurs superflu à plus d'un titre — parce que T., au fond, savait déjà tout, et parce que le plus beau poème du monde ne lui aurait rien arraché de plus que ce qu'il était depuis longtemps prêt à donner. Ecrire de la poésie était alors pour moi une manière de partir à la conquête du langage, ce qui explique que j'aie cessé de me croire poète le jour où j'ai pu dire sans culpabilité ni détours ce qu'il en était de mon désir. Mais en réalité, la poésie, n'est-ce pas tout le contraire: l'expérience de ce qui, du langage, se dérobe à toute maîtrise, comme le vers 6 est ici le seul à en témoigner? Quant à T., je me souviens qu'il lut ce sonnet assis au bord de la fontaine, dans le square voisin de ma petite chambre, et qu'il n'eut pas un mot de réponse sur le fond: en quelque sorte, je l'avais d'avance tiré d'embarras en lui donnant l'occasion de ne voir en ce poème qu'un exercice de style, le jeu d'esprit d'un étudiant presque trop brillant à qui l'adulte que je suis aujourd'hui aurait volontiers conseillé de lire un peu moins et d'oser davantage.

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