dimanche 30 décembre 2007

¡Vaya unos ojos serranos!


L'amateur d'opéra que je suis connaît depuis longtemps Séville, la Séville des librettistes; car si tous les guides de voyage (français?) mentionnent Carmen, la liste est longue des œuvres dont l'intrigue se situe, en tout ou en partie, sur les berges du Guadalquivir: Le Barbier de Séville, évidemment, mais aussi Don Giovanni, Les Noces de Figaro, La Force du destin...

(J'ai été tenté d'y rajouter L'Heure espagnole; mais non: c'est à Tolède que Concepción reçoit ses amants pendant que son mari prend soin des horloges municipales. Et quant à l'Andalousie de La Vida breve, il faut l'imaginer du côté de Grenade; c'est donc à deux pas de l'Alhambra que Salud écoute le cantaor fêter les noces de Carmela et du beau Paco:

¡Vaya unos ojos serranos!
¡Entórnalos un poquito
pa que pueda yo mirarlos!
¡Pa que pueda yo mirarlos!
)

Se promener dans la Séville véritable est, dans ces conditions, une expérience déconcertante. Certes, je sais bien, comme tout un chacun, que la fiction n'est pas la vraie vie; et si le manzanilla coule toujours à flots dans les cafés du côté de El Arenal, je ne m'attendais pas plus à en boire près des remparts (depuis longtemps détruits, ou à peu près) qu'à retrouver la véritable taverne de Lilas Pastia, ou à avoir des nouvelles du Docteur Bartolo, lui que toute la ville connaît pourtant, si l'on en croit Da Ponte:

Tutta Siviglia conosce Bartolo:
Il birbo Figaro vinto sarà!


Mais il n'en est pas moins impossible d'oublier tout à fait, une fois transporté sur les lieux où ces aventures sont censées se dérouler, les images dont elles s'environnent dans l'esprit du visiteur mélomane, d'autant que l'espagnolade ne trahit pas toujours l'Espagne véritable, et que par ailleurs tout est fait pour que le touriste puisse avoir l'illusion, ne serait-ce qu'un instant, de marcher sur les traces de ses héros: une statue de Carmen se dresse face aux arènes, et il est possible de déjeuner à l'ombre des orangers sur la Plaza de Doña Elvira, à la terrasse d'un restaurant où l'on s'attendrait presque à croiser Elisabeth Schwarzkopf attablée devant une savoureuse cola de toro. Où se termine l'imaginaire, où commence le réel dans cette ville de fantasmagorie où les monuments mauresques font surgir à chaque coin de rue les visions les plus improbables, et où ce que l'on a sous les yeux n'en est pas pour autant vraisemblable, bien moins en tout cas que l'intrigue d'un opéra de Mozart? S'il est vrai que l'existence est double, et que la vie rêvée n'a pas moins d'importance que les faits avérés qui rythment le quotidien, alors rien n'est plus véridique que l'opéra, art par excellence du dédoublement; et rien, vice versa, n'est plus opératique qu'une ville comme Séville, où tout a toujours d'autres visages, où tout est toujours autre que ce que l'on croit, comme le patio d'une cathédrale gothique construite sur les fondations d'une mosquée, ou comme une université où rôdent les fantômes des cigarières, longtemps occupantes des lieux. Et si je devais aujourd'hui imaginer Chérubin, je le verrais andalou, capable malgré son jeune âge d'œillades à damner toutes les Salud du monde, chantant sa sérénade dans l'incroyable salon mudéjar de la Casa de Pilatos, sous les yeux d'une Comtesse prête à se glisser incognito parmi la foule des touristes où, qui sait, je l'ai peut-être croisée, elle, lassée de n'exister que dans la fiction, et pressé quant à moi, comme tous les habitants de ce monde dit "réel", de devenir autre que ce que je suis.

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