dimanche 16 septembre 2007

Sediziose voci


Chère Maria,

Pardonnez-moi tout d'abord de m'adresser à vous en vous appelant par votre prénom. Vous faites partie de ma vie depuis si longtemps que cette légère familiarité ne me paraît pas déplacée! Du reste, ces questions de protocole n'ont pas beaucoup d'importance, comme vous le disiez vous-même à Bernard Gavoty qui s'excusait presque de vous appeler "La" Callas plutôt que "Madame" Callas. (Heureuse époque que celle où les journalistes de la télévision avaient encore de tels scrupules...) Prenez cela comme le signe que vous êtes ici tout autre chose qu'une étrangère: une amie, une confidente, une interlocutrice, si tant est que ce terme ait un sens à propos d'une cantatrice dont toute l'éloquence consiste à savoir répéter les mots des autres mieux qu'eux-mêmes n'auraient peut-être été capables de les dire, et dont les simples vocalises ont quelquefois plus de sens que bien des bavardages. Au vouvoiement de rappeler aussi toute la distance qui nous sépare, et qui a trait moins au temps écoulé depuis vos plus grands triomphes ou à l'absence creusée par votre disparition, qu'au respect dû à un art que l'on peut bien accueillir avec gratitude et méditer chaque jour qui passe, mais dont nul, à commencer sans doute par vous-même, n'a pu se dispenser de percevoir l'énigmatique et splendide étrangeté.

Savez-vous d'ailleurs que tout conspire depuis toujours à faire de ce dialogue un échange impossible, substitut d'une rencontre que ceux qui croient au Destin, comme vos ancêtres grecs ou comme tant d'héroïnes d'opéra, n'hésiteraient pas à qualifier d'interdite? Il y aurait quelque chose de romantique à en rendre la mort responsable, et à y trouver une raison de plus de regretter votre décès prématuré. Mais la vérité est tout autre. Le 5 juillet 1965, vous souvenez-vous?, vous chantiez Tosca à Londres devant la reine Elizabeth lors d'un gala de charité. La presse vous disait bien un peu souffrante (il y eut quelques remarques sans complaisance dans les journaux du lendemain); tous ignoraient pourtant qu'il s'agissait là de votre dernière apparition sur une scène d'opéra. Il y a fort à parier que vous en auriez été la première surprise, car d'autres projets vous attendaient: Norma à Covent Garden, La Traviata à l'Opéra de Paris, le film de Tosca dirigé par Franco Zeffirelli. Mais rien de tout cela ne se fit; nous ne sommes pas maîtres du commencement ni de la fin des choses, et il est vain de vouloir prolonger ce à quoi la vie, sans nous consulter, a décidé de mettre un terme. Pardonnez-moi ce ton sentencieux: je sais ici fort bien de quoi je parle, car ce jour-là est aussi celui de ma naissance; le hasard a voulu que je vienne au monde au moment même où prenait fin votre carrière, et que votre voix, qui m'est aujourd'hui si chère, se soit tue à l'instant précis où je devenais enfin capable de l'entendre. Il y eut bien votre tournée d'adieu en 1973-74, ces tristes concerts où ne transparaissait presque plus rien de ce qui avait fait votre grandeur: jamais je n'ai regretté de les avoir manqués. Vous y aurais-je seulement reconnue? Et puis l'enfant que j'étais alors n'aimait pas la musique.

Le malentendu était là, bien installé, et largement secondé par les circonstances. Pour que j'en prenne enfin conscience, il fallut que ma mère, apprenant votre disparition, demande à mon père de lui acheter un de vos disques afin de mieux comprendre les raisons de votre célébrité. C'était il y a trente ans jour pour jour, le 16 septembre 1977. Pazzie celebri, s'intitulait l'album, le seul que mon père soit parvenu à dénicher chez le disquaire, dans un pressage italien; ingrate comme à son ordinaire, la France où vous aviez choisi de vivre ne vous écoutait plus guère dans ces années-là. Je ne sais pas ce que ma mère pensa de ce cadeau: rien sans doute, car elle n'eut guère l'occasion d'écouter ce disque, immédiatement confisqué par son fils cadet qui s'était pris pour votre voix — et, du même coup, pour l'opéra sous toutes ses formes — d'une passion dévorante. C'est donc vous, Maria, qui m'avez appris la musique; et quel professeur j'avais là! A douze ans, il va sans dire que je vous suivais aveuglément, et qu'Hamlet d'Ambroise Thomas me paraissait donc un chef-d'œuvre de même envergure que le Pirate de Bellini ou que l'Anna Bolena de Donizetti. Au lycée, mon autre professeur, une dame charmante à qui il serait injuste de reprocher de ne pas avoir partagé votre génie visionnaire, avait certes tenté d'exprimer là-dessus quelques réserves. Mais depuis que j'ai entendu Natalie Dessay, je sais bien, moi, que vous aviez raison; et il y a belle lurette que je n'ai plus douze ans.

Le vieux microsillon existe sans doute encore quelque part dans un de mes cartons, usé au-delà du concevable; la pochette à elle seule, relique des seventies, aurait sans doute aujourd'hui de quoi amuser un collectionneur. Mais peu importe, car, de tous vos disques, c'est celui-là que j'ai le plus souvent offert, comme pour me faire pardonner de me l'être ainsi approprié d'autorité. (Tout récemment encore, j'en ai fait cadeau à P.: j'ai dû pour cela faire vingt bonnes minutes de recherches sur Internet et me contenter d'un exemplaire d'occasion, par la faute d'EMI qui l'a bizarrement retiré du catalogue, sans doute dans l'attente d'un nouveau pressage.) Voyez-vous, je me sens un peu redevable de ce que vous m'avez donné. Ce matin encore, vous m'avez tiré des larmes quand je vous ai entendue sur France Inter (France Inter!), dans Norma:

Teneri, teneri figli... essi pur dianzi
ogni delizia mia... essi nel cui sorriso
il perdono del ciel mirar credei.

En échange, je vous fais ici cadeau d'une part de ma vérité: c'est aussi un peu la vôtre, comme de toutes les divas nées sous le signe d'Edison. Et maintenant voici venue l'heure de reprendre, sans paroles, notre entretien de trente ans. Certains commémorent aujourd'hui votre absence. Libre à eux; mais moi qui n'ai jamais connu votre présence, je me contenterai d'accueillir une fois de plus votre gracieux fantôme, par disque interposé: il m'arrive de le confondre avec l'âme de la musique. Ne refusez pas ce compliment; il a tout pour vous rassurer. Vous n'êtes pas mon idole: les idoles finissent toujours brisées, vous avez tout à fait raison de le dire, mais la musique est la vie même.


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