mardi 4 septembre 2007

Les ordres du docteur


Etrange expérience que celle que j'ai vécue il y a quelques jours. En surfant sur Wikipédia, je suis tombé par hasard sur une entrée consacrée à l'un de mes meilleurs amis, décédé tragiquement en pleine jeunesse il y a une quinzaine d'années. Je n'aurais pas dû être surpris: à la fin de sa vie, il avait acquis une certaine notoriété médiatique, et il ne lui a pas manqué grand-chose pour devenir ce qu'on appelle une star, ce qu'il ne souhaitait pas, du moins le disait-il. Du reste, cette notoriété n'était pas usurpée: certains caractères marquent leur époque, et il se rencontre des personnalités exceptionnelles qui accomplissent plus en trente ans de vie que bien d'autres en soixante ou soixante-dix. Bref, il n'y a au fond rien d'étonnant à ce que son nom figure aujourd'hui dans les encyclopédies: c'est ainsi que l'actualité d'hier devient peu à peu l'histoire. Mais c'est précisément là ce qui me trouble. Cette actualité-là, je ne me suis pas contenté de la suivre à la télévision, comme la guerre de Bosnie ou le tremblement de terre au Pérou; elle fut, elle reste une part de ma vie, et non la moindre, ni celle dont je suis le moins fier, et j'ai autant pleuré en perdant cet ami que quand mon père est mort deux ans plus tôt. Je le revois chez moi, avec moi, assis à mon bureau, à mes côtés, dans la pièce où j'écris ce billet. J'entends sa voix, j'entends son rire; je me souviens, allez savoir pourquoi, du jour où il a eu une crise d'hypoglycémie alors que nous étions ensemble au téléphone, à une époque où il s'inquiétait déjà beaucoup pour sa santé: j'ai presque dû l'obliger à raccrocher pour se soigner, alors qu'il voulait me parler encore un peu, comme pour se persuader que tout irait bien malgré tout. Des chansons de Sheila, je sais laquelle était sa préférée, je sais où il a passé ses dernières vacances, deux mois à peine avant sa mort. Tout cela m'appartient, restera mien aussi longtemps que je vivrai. Mais maintenant je sais aussi que je suis un témoin, que ces souvenirs intimes reviennent in fine aux autres. Bien sûr, ils restent de l'ordre du privé: personne d'autre que moi n'a vécu ces choses exactement comme moi, et quand bien même je raconterais tout, ici ou ailleurs, ce seraient toujours mes souvenirs. Mais c'est précisément pour cette raison que j'en suis aujourd'hui dépossédé; car ce que je suis seul, ou presque, à avoir vécu concerne tous ceux qui sont appelés à hériter de notre histoire, et ce que je ne livrerai pas pourrait bien être perdu à tout jamais pour ceux à qui la vérité est due, parce que moi seul, qui en suis l'un des acteurs, ai le pouvoir de la leur transmettre. J'ai donc corrigé et complété l'article de Wikipédia avec le sentiment du devoir accompli, en ayant l'impression étrange de livrer un peu de moi-même, plus peut-être que dans ce blog tout entier, sans pour autant parler de moi ni signer de mon nom. Ma discrétion est un gage et presque un effet de ma sincérité: car pourquoi m'identifier, moi qui ne suis pas célèbre, moi qui ne suis que le témoin, l'anonyme de passage, et à quoi servirait d'en dire plus? Mais quand je me relis, chaque mot parle de mon passé, et Wikipédia conserve, à l'insu de tous sauf de moi-même, une page de mon autobiographie.

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