jeudi 23 août 2007

Les profiteroles de Wittgenstein


Tout le monde se souvient de l'(exaspérante?/attendrissante?) "scène de la biscotte" rendue célèbre par feu Michel Serrault. Tout gay que je suis, je ne m'y suis pour ma part jamais reconnu, pas plus du reste que l'hétérosexuel moyen ne se reconnaît sans doute dans les comédies de boulevard où les maris jaloux traquent les amants cachés dans le placard et où les épouses infidèles, mais in fine repentantes, arborent depuis 1971 les mêmes coiffures choucroutées à la Claude Pompidou. En revanche, j'ai eu cet été l'impression déconcertante de retrouver un moment de ma vie familiale transposé sur la scène d'un théâtre. Ce petit chef-d'œuvre de méchanceté caustique s'intitule en allemand Ritter, Dene, Voss, du nom des trois acteurs pour qui Thomas Bernhard l'a conçu en 1986 (la version française, Déjeuner chez Wittgenstein, a connu un grand succès en 2004 au Théâtre de l'Athénée). Deux actrices issues de la haute bourgeoisie viennoise ont décidé d'accueillir dans la maison familiale leur frère Ludwig, célèbre philosophe jusque-là interné au Steinhof, la clinique du docteur Frege. Atteinte d'une névrose ménagère au stade terminal, Dene, l'aînée, se dévoue corps et âme à ce frère qu'elle ne comprend pas mais auquel elle voue une passion possessive, en dépit des remarques sarcastiques que ne cesse de lui lancer la cadette, Ritter, surtout préoccupée de boire en cachette. Arrive Ludwig, qui, comprend-on bien vite, n'a nullement l'intention de se laisser emprisonner longtemps dans ce palais encombré de bibelots dépareillés et de mauvais portraits de famille, parmi les pendules de style Biedermeier et les napperons brodés par la grand-mère pendant ses villégiatures à Sils Maria. Est-il si fou, ce frère qui seul semble avoir une juste idée de la médiocrité environnante? Et n'est-il pas en définitive plus sain d'esprit que ses détraquées de sœurs, manifestement incapables du moindre geste vraiment créatif? A moins qu'il ne soit qu'un vieil enfant aigri qui dissimule à force de diatribes son propre vide intérieur. Le déjeuner suit son cours, les sauces succèdent aux soupes et l'écœurement gagne peu à peu, jusqu'au moment où Dene revient de la cuisine avec un plat de profiteroles préparées tout exprès pour Ludwig dont c'est, dit-elle, le dessert préféré. Les cinq minutes qui suivent sont un morceau d'anthologie. Manger ces profiteroles, demande Ludwig, se laisser gaver, sous prétexte d'amour fraternel, jusqu'à l'extinction définitive de tout sentiment et de toute pensée, se soumettre au chantage familial et accepter de renoncer à toute autonomie et à tout désir pour complaire à l'égoïsme de parfaits étrangers avec qui l'on se trouve, par hasard, partager les mêmes ancêtres? La "scène des profiteroles" m'a rappelé bien des repas de Noël, parce qu'il m'est arrivé souvent de penser toutes ces choses sans les dire, mais aussi parce que ce ton pontifiant, cette outrance par laquelle la "juste colère" verse dans le grotesque, me sont ô combien familiers, et qu'il m'en reste maints souvenirs cuisants. Il fallait le génie comique de Thomas Bernhard pour faire surgir de tout cela l'éclat de rire libérateur dont j'ai tant besoin ces temps-ci.

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